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nocturne

petite ferme de Belgique… Nieuwkerken, au pays de Waes, et ses terres basses et brunes, un mur de pierraille protégeant le jardin contre le vent brutal. Que faisait-elle en cette nuit… Mais non, c’était maintenant le jour là-bas, le petit jour… Un jour nouveau ; un jour de moins avant le retour. Ils iraient ensemble à la première kermesse et là, bon sang… ! Il prendrait un congé, un congé assez long pour aller à bicyclette visiter le cousin au pays des tulipes. Il ferait bon !

La guerre… la guerre… nom de Dieu ! Il y a la guerre. Le bateau a été torpillé… Jamais deux sans trois… Et après, après trois,… on ne sait pas… l’histoire ne le dit pas… Torpillé… Salauds de boches ! Cochons de salauds !… Pourtant Gunther, le camarade Gunther, était de Dortmund, et c’était un brave bougre… Non ! un salaud ! Comme les autres… !

Vivre… vivre. Il ne pouvait pas crever ainsi dans ce linceul de glace, seul comme une épave ; comme un poisson mort que les vagues demain rejetteraient sur le rivage impassible. Il serrait les dents et, pour se fouetter, s’injuria à voix haute. Non… il ne fallait pas se laisser aller !

Compter les brasses sans regarder ; et à cent, la terre se sera rapprochée. « Un… deux… trois… quatre… dix… quinze… vingt… trente… quarante… cinquante… sixcante… sixcante… sixcomtes… sycomore… sycomore… » ; il glissait maintenant, les bras arrêtés et se mettait à tournoyer doucement… « Oh !… soixante… soixante et un… soixante-deux… »

À l’horizon une lueur se dessinait ; l’ombre lumineuse du jour commençait à monter, effleurait la ligne onduleuse et maintenant visible de la frontière entre ciel et terre. « Nonante-sept, nonante-huit,… nonante-neuf… cent », cria-t-il à pleine voix, une pleine voix qu’il n’entendit même pas.