Page:Ringuet - L’héritage, 1946.djvu/69

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

69
l’amant de vénus

— Comment ! l’amant de Vénus ? s’enquit madame Legendre.

— Parfaitement, l’amant de Vénus. Je vais t’expliquer, dit Legendre à sa femme. Sabourin était un grand garçon blond qui venait des environs de Lachute. Il faisait son droit, côté notariat. Assez soigné, plutôt intelligent, les femmes le trouvaient fade. Mais il avait un front, tout un front ! C’était ce que notre esthète de Conrad appelait « une surface divine ». Dans les édifices grecs, il y a le portique ; dans les églises gothiques, les tympans ; chez Sabourin, il y avait le front. C’était une plaque de marbre étonnante, neigeuse, à peine onduleuse au-dessus des sourcils, aux lignes à la fois douces et géométriques ; la peau, étalée comme un cuir de luxe sur une reliure d’art, était d’une blancheur bleutée qui semblait refléter un ciel de rêve. C’était saisissant et très beau.

— Mais pourquoi l’amant de Vénus ? Je suppose qu’il s’agissait de quelque poule, comme votre Catherine…

— Pas du tout. Bien mieux que cela. Sabourin avait eu, je ne sais d’où, une excellente reproduction photographique en blanc et noir de la Vénus de Vélasquez, celle qui est au National Gallery, de Londres. Je ne sais si tu te souviens, nous l’avons vue ensemble. Il faut dire qu’elle est admirable. Couchée sur un divan, la tête soutenue par le bras replié, elle se regarde dans une glace que tient un Cupidon. On la voit de dos. Mais quelle beauté, noble, nerveuse, combien humaine pour une déesse, combien divine pour une femme ! Depuis la torsade dorée des cheveux jusqu’au talon ce n’est pas un morceau de roi, c’est un morceau de dieu ! Mais revenons à Sabourin. En notre homme s’était allumée une passion volcanique pour la Vénus de Vélasquez. Elle rassemblait pour lui toutes les