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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/134

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CHAPITRE

XX


UNE  accablante moiteur suintait de partout. Cela semblait descendre du ciel comme une averse, ruisseler le long des murs pour imbiber l’asphalte poudreux des trottoirs et de la chaussée où le pied des passants faisait une marque grasse. La ville entière nageait dans un bain de vapeur invisible. Dans le carré Viger où, sous les arbres, l’on eût pu espérer quelque fraîcheur, l’ombre même était lourde et chaude comme une couverture.

Michel chercha une place libre sur l’un des bancs de bois qui tournaient le dos aux pelouses miteuses. Mais sur chacun se serrait une grappe de flâneurs. Il finit par remplacer un partant près de la fontaine à trois vasques au sommet de laquelle une cigogne de fonte, dont la peinture verte se déplumait, crachait en l’air un maigre jet d’eau qui dégoulinait ensuite d’étage en étage jusqu’au bassin inférieur où s’ébrouaient des pierrots.

Il n’y avait là que des hommes. Point de femmes ni d’enfants dans ce parc étriqué et bizarre qui, dans Montréal, ne ressemble à aucun autre. Aussi bien les parcs prennent-ils partout la couleur du quartier qu’ils desservent et des gens qui l’habitent. Ils en sont l’illustration et le résumé. Pour ce qui était de celui-ci, depuis longtemps les grands bourgeois, puis plus tard les petits, évitaient ce qui avait été naguère les Jardins Viger, au temps où le quartier logeait des juges et où les commerçants de gros y discutaient l’importation des draps et des flanelles. Une humanité différente et singulière l’habitait désormais, de l’heure où la rue Saint-Denis s’éveillait au travail jusqu’à celle où se vidaient les tramways. Les dernières ombres errantes disparaissaient alors des allées profondes.

C’étaient maintenant des contremaîtres à la retraite, des sans-travail chroniques, des infirmes chichement pensionnés, des pères impotents à qui les enfants grandis ne pouvaient, jusqu’à leur mort prochaine, refuser le gîte, un peu de tabac et une part du hachis quotidien.

Dans l’air visqueux du jour la plupart dormaient affalés, bouche ouverte et jambes en V, les pieds dans des pantoufles éculées. Les premiers boutons de la braguette, détachés pour libérer un peu le ventre hydropique, montraient des pans de linge sordide.

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