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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/135

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HÉLÈNE ET MICHEL

Un béquillard s’approcha. Il salua de la main des copains qu’il retrouvait, comme chaque jour de beau temps, au même endroit et sur le même banc. Il eut pour Michel un regard de côté qui voulait lui faire sentir son usurpation. Un des hommes tendit à l’infirme sa blague à tabac où il prit de quoi bourrer son brûlot.

— Merci. Merci ben, monsieur Bisson… Non, mais croyez-vous qu’il fait chaud ! On n’a pas eu chaud de même depuis ça fait longtemps.

— Et puis ? Quelles nouvelles de la guerre ?

La guerre, celle de 1914, en était à ce mois où les vagues allemandes, ayant rompu facilement les faibles digues de Belgique, gagnaient sur les plaines des Flandres françaises. Pourtant les bulletins, chaque jour, ne donnaient que d’encourageantes nouvelles.

Mais Michel n’écoutait point, ne regardait point, ne s’intéressait point, indifférent à toute défaite qui n’était pas sa propre défaite, à toute catastrophe qui n’était pas celle de sa vie. Le bouleversement d’un monde lointain ne lui était rien à côté de la blessure qui lui avait ouvert le cœur. Ou, plutôt, ne prenait-il conscience de l’extérieur que pour se réjouir de ne plus voir dans le monde entier qu’une cuve immense et fétide où bouillonnait l’infernale potion des sorcières de Macbeth.

Une jeune femme passa, les traits tordus par une paralysie qu’accentuait au lieu de la cacher un coup de crayon rouge sur les lèvres obliques. Puis deux Chinois, les cheveux noués sur la nuque en un chignon dur. Tout au fond, la rue de la gare vomissait une gorgée de voyageurs.

Le jeune homme, machinalement, regardait cette ville dont en si peu de jours le visage avait changé pour lui ; dont l’aspect à ses yeux avait depuis trois semaines revêtu tant de dureté. Il regardait autour de lui ces hommes, tous vieux, vieillis par leur pauvreté, vieillis par leurs maladies, vieillis par leur lâcheté devant le travail et la vie : les manches trouées, le bas du pantalon effrangé, la chemise sans faux-col ouverte sur le cou gras qui affichait parfois un haillon de scapulaire en drap noir, le chapeau terreux sur les billes des calvities. Dans les sillons de leurs rides dormait la poussière de la rue. Et pourtant Michel se sentait pris d’envie pour leurs haillons miteux, et pour leur misère quand il la comparait à la sienne.

« Ils peuvent, eux, avouer leur naissance. Ils sont légitimes. Tandis que moi, je ne suis qu’un bâtard… oui, qu’un bâtard. »

Une fois de plus le mot explosait en lui, ce mot qu’il croyait voir affiché sur sa poitrine et qui lui baissait la tête comme le poids d’un carcan. Il se répétait le mot cruel, s’en flagellait avec fureur, le murmurait même entre ses dents serrées par une rage immonde qui le faisait se haïr à travers l’image de ceux qui l’avaient fait ainsi, au gré de leur plaisir égoïste.

« Je ne suis qu’un BATARD ! »