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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/17

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LE POIDS DU JOUR

— Michel, viens ici !

— Ce n’est pas moi qui ai commencé, maman. C’est Bouteille qui m’a dit des noms.

Maman n’aimait pas Bouteille, ainsi nommé on ne savait pourquoi, Bouteille qui, malingre de corps, avait l’injure forte et « la bouche sale ». Bouteille, cela était certain, ne contenait rien de bon. Michel savait que sa mère n’aimait pas Bouteille et qu’entre Bouteille et lui, Bouteille aurait toujours tort vis-à-vis d’Hélène. Cela la faisait aussitôt devenir facile et compatissante.

— Ça t’apprendra aussi à jouer avec des gamins pareils ! Viens ici, pauvre petit. Tu ne t’es pas trop fait mal au moins ?

Elle pansait la blessure de ses mains douces, enlevait la chemise, prenait une aiguille et réparait le dégât. L’enfant repartait calmé et s’installait sur le perron.

— Tiens, disait la mère, prends ta musique.

Cela le tiendrait tranquille ; elle lui tendait l’harmonica, la musique à bouche, que l’enfant essuyait machinalement sur sa manche avant de la faire chanter. C’était un cadeau de monsieur Lacerte.

Monsieur Lacerte était une des rares personnes qui vinssent parfois à la maison. Il était tel que cela flattait Michel de l’avoir pour parrain. C’était en effet un homme qui ne laissait pas d’être considérable dans Louiseville ; il passait pour riche, et qui plus est, riche d’une richesse active. On disait de lui : « Monsieur Lacerte, oh ! il en fait de grosses affaires celui-là ! ». Agent d’assurance, il était en outre brocanteur, quelque peu banquier et courtier en toutes sortes de négoces. Tout l’intéressait qui se pouvait acheter à bon compte et revendre à bénéfice. Il recevait un singulier prestige du fait que n’ayant personnellement aucune marchandise dont il pût faire commerce, il savait tirer profit des biens des autres, qu’il s’agît de vingt sacs d’oignons, d’une faucheuse mécanique d’occasion, d’un droit de coupe ou d’une « ferme de quatre-vingt-dix arpents avec maison, dépendances et roulant ». Il achetait pour « des gens de Montréal » le foin, les chevaux, le lait, l’avoine, le sucre d’érable, le bois de corde, et ne voyait de tout cela ni un sabot de bête, ni un minot de grain. Un papier d’achat, un papier de vente, et il touchait sa commission. C’est ainsi que, sous forme de paperasses, dans son cabinet de la rue Saint-Antoine passait la richesse produite par le canton à trente milles à la ronde.

Michel le connaissait bien, ce cabinet. Il s’y rendait souvent à la demande de sa mère qui tenait évidemment à ce que le filleul ne se laissât pas oublier de son parrain. L’enfant sonnait, tirant de tout son poids sur la détente du timbre, n’osant encore entrer directement comme les grandes