Aller au contenu

Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/18

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
LE POIDS DU JOUR

personnes. Il poussait la porte et se trouvait dans le couloir sur lequel s’ouvrait, à gauche, le bureau.

Il n’avait qu’à lever la tête pour apercevoir monsieur Lacerte, ou du moins sa large tonsure et son gros corps posé sur un tabouret comme une potiche, face à un haut pupitre chargé de papiers.

— Oui ! Qu’est-ce que c’est ?

Comme Michel ne répondait pas, monsieur Lacerte virait sur son siège et présentait, au lieu de la face vide de sa calvitie, ses aimables bajoues, sa moustache rousse et ses lunettes d’acier.

— Ah ! c’est toi, mon petit Michel ! Entre donc, entre donc !

— Bonjour, disait l’enfant un peu figé.

— Eh ? comment est-ce que ça va, chez vous ? Comment est ta mère ?

— Bien, monsieur Lacerte ; moi aussi. C’est elle qui m’envoie vous porter ça.

Monsieur Lacerte tendait la main et prenait la lettre, la déposait un instant sur le pupitre, derrière son dos, et regardait l’enfant en souriant des yeux derrière le reflet de ses verres ; puis il se tournait et ouvrait l’enveloppe d’un coup magistral de son coupe-papier de corne blonde.

— … Bon… Bon… Tu diras à ta mère que c’est bien. J’y verrai.

Michel hésitait, voltait sur un pied, allait partir surpris et déçu. Pourtant cela ne manquait jamais ; mais le parrain s’amusait chaque fois à ce jeu.

Il ouvrait lentement son grand tiroir et sortait d’entre les bordereaux accumulés un petit sac qu’il tendait au gamin. Des bonbons, parfois un joujou.

— J’y pense ; tiens… voilà quelque chose que j’ai trouvé dans la rue à Montréal.

« Quelle ville que Montréal », pensait autrefois Michel, « où tout cela se trouve dans la rue ! » Maintenant qu’il allait avoir neuf ans, il avait perdu cette naïveté.

De retour à la maison il ne disait rien, étant d’un naturel plutôt secret. Mais lorsque le père, attentif par hasard, remarquait un jouet nouveau, il n’en demandait jamais la provenance. Un juron étouffé que Michel ne remarquait point et qu’Hélène faisait semblant de ne pas entendre ; et le père prenait sa casquette, sortait.

Lui parti, la mère s’approchait de son fils.

— Viens me jouer un air, Michel.

L’enfant prenait son instrument, s’installait sur la berceuse près du poêle et se mettait à jouer.

Hélène écoutait, les yeux vagues, tout en hachant prosaïquement la viande pour le repas du soir. Sur ses lèvres, un sourire semblait refléter la paix profonde, invincible, qui dormait au fond de son cœur.