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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/222

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LE POIDS DU JOUR

— Au fond, Lionel a raison. C’est un garçon pratique. C’est ce que j’aime chez lui. Voulez-vous me dire à quoi ça rime ces affaires de thèmes grecs et de vers latins, l’Histoire de France et la Rhétorique ! De la bouillie pour les chats. C’était bon il y a cent ans. Les Anglais s’en passent bien, eux. Et regardez-les réussir. Regardez les Américains !

Si Lionel eût voulu, Garneau l’eût peut-être envoyé au High School. Pour l’instant, il lui faisait prendre des cours privés pour le préparer à l’École des Hautes Études commerciales.

Ce dont il ne se doutait point, c’était que depuis plus d’un mois Lionel n’avait pas mis les pieds chez le répétiteur.

En fait, la seule chose qui intéressait Lionel, le seul travail qui ne lui fût point répugnant, le seul service qu’il n’était pas besoin de lui demander six fois, était de servir de chauffeur. Il avait la passion du volant et même de la mécanique. Peut-être, dirigé de ce côté eût-il fait Polytechnique ou à tout le moins l’École des Métiers. En attendant, et puisqu’il ne savait comment arriver à être pilote de course, il se fût contenté d’un simple taxi. Faute de l’auto qu’il n’aurait pas, ou de la motocyclette que son père hésitait à lui donner, il ne perdait pas une occasion de saisir le volant et de faire ronfler le moteur plein gaz.

Malheureusement, au grand regret de son fils, Garneau préférait le train à l’auto lorsque ses affaires l’appelaient à Québec, Toronto, Ottawa ou New-York.

Cette fois-ci pourtant, comme il ignorait combien de fonctionnaires il aurait à voir à Québec, le temps qu’il lui faudrait faire antichambre, celui que prendrait la discussion avec le sous-ministre ; comme d’autre part, il entendait rentrer chez lui le soir même, à contre-cœur il se décida pour l’auto.

Cette route Montréal-Québec, il y avait des années, des années, qu’il ne l’avait suivie. Peut-être, au fond, l’avait-il évitée avec une telle constance parce que, inévitablement, elle traversait Louiseville. Déjà, par le train il lui fallait stagner dix minutes en gare de son ancien village où l’on attendait le rapide « montant ». Il ne pouvait voir la maison de son père. Elle était à l’écart sur la route que coupait un passage à niveau juste avant le pont sonore qui sautait par-dessus les eaux lourdes de la rivière du Loup. D’ailleurs, de nouvelles constructions la cachaient à la vue du train. Ce que, pendant l’arrêt, il avait sous les yeux, c’était les maisons nouvelles construites entre la station devenue gare et le village transformé en petite ville, là où autrefois paissaient les vaches mélancoliques.

Tout le temps que durait l’arrêt, Robert était mal à l’aise. Tel que s’il eût été guetté par les choses et par les gens, les choses et les gens de jadis.