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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/223

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LES ANTIPODES

Il suffisait d’une vieille grange pour faire revivre en lui les décors d’autrefois et pour peupler de fantômes la scène de son passé. Combien pourtant tout cela avait changé ! Il s’était tissé de l’église au « dépôt » un lien continu qui jadis n’existait point : une rue complète de part et d’autre, avec arbres, trottoirs et maisons. Des usines avaient surgi dans les champs où enfant il prenait ses ébats avec les autres garnements. La petite place de la gare était comme autrefois couverte de mâchefer ; mais au lieu de trois voitures avec les chevaux le nez dans leur musette, quinze taxis y faisaient des virages pressés.

D’un coup, il était quand même reporté à trente ans en arrière. C’est qu’il venait d’apercevoir, entre deux bâtiments de brique, la remise des Grosbois fraîchement passée à la chaux, comme chaque année depuis toujours ; et la maison camuse de la veuve Croteau, la mère de ce Basile surnommé « Gratte-cul ». Au lieu de la bonne vieille petite église avec son dos voûté et sa peau rocailleuse, dans le ciel, au-dessus des hauts ormes qui ombrageaient le parvis, se dressaient nouvellement les pointes en tôle brillante des flèches jumelées, dans l’entre-jambe desquelles un ange doré sonnait de la trompette. Mais une chose du moins demeurait inchangée : la station elle-même, avec son bâtiment semblable à toutes les stations du Pacifique Canadien échelonnées entre Halifax et Vancouver. Peinte de rouge sombre, un rouge marbré par les soleils, les pluies et la fumée grasse des locomotives. Et le nom sur chaque flanc, en larges lettres noires : louiseville. Sur les madriers du quai, les jeunes belles de l’endroit se promenaient rieuses, bras dessus bras dessous, comme autrefois Corinne Laganière et Josette Jodoin ; lorgnant en coulisse les passagers du wagon-salon, pouffant d’un rire sans naturel lorsque l’un d’eux avait fait un clin d’œil.

Le train partait avec une secousse brutale, une secousse qui chaque fois rappelait à Robert Garneau qu’en ce lieu même son père avait perdu pied et que son corps avait roulé sous les roues. Il croyait presque entendre craquer les os. À celui-là d’autres revenants venaient donner la main : père, mère et parrain réunis dans la mort et dans la haine, ceux-là qui, misérables eux-mêmes, l’avaient fait misérable à leur image.

Mais jamais jusqu’ici il n’était entré dans cette ville depuis le temps lointain de sa fuite. C’est pourquoi il ne pouvait imaginer les rues autrement que telles il les avaient jadis connues. Pour lui, elles étaient fixées dans le temps et dans une forme éternelles, semblables à ces photos passées où hommes et choses ont été arrêtés, gelés instantanément par le déclic. Semblables, ces rues, à celles qui penchaient les gouttières basses de leurs toits garnis d’une barbe de glaçons sur un enfant passant qui s’appelait Michel.