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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/228

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LE POIDS DU JOUR

Mais J’Édouard n’en finit pas moins sa phrase qu’il marmotta tout en s’en allant à reculons.

— Papa.

— Oui. Qu’est-ce que c’est ?

— Tu sais la date, aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? Bien… c’est le… 22, le 22 septembre.

— Oui ! C’est le 22 septembre.

Elle poussa un soupir et attendit. Mais Garneau restait la tête penchée sur ses rapports.

— Alors ? demanda-t-il au bout d’un long moment et voyant que Jocelyne se taisait.

— Voyons, papa !

Sa voix s’était faite un peu chagrine, un peu reprocheuse aussi.

Il chercha dans sa mémoire, dans sa mémoire qui retenait si facilement tous les chiffres sauf les dates d’événements domestiques. Mais non ! Ce n’était point l’anniversaire de sa fille qu’il oubliait ainsi : au début de juin, le 3 ou le 4. Quant à Lionel, c’était en plein hiver, entre Noël et le jour de l’An.

Relevant les yeux, il vit ceux de Jocelyne étincelants de larmes retenues. Alors il devina, plus vraiment qu’il ne se souvint.

— C’est vrai… Ta mère… le 22 septembre. C’est bien cela ?

Elle hocha la tête, douloureusement.

— Il y a un an aujourd’hui. Je suis passée au cimetière tantôt. De son pas souple et silencieux, elle marcha vers le mur du fond où, à côté d’une vue aérienne de l’usine, il y avait une photographie d’Hortense Garneau prise quand elle avait trente et quelques années. On l’y voyait, aux lèvres un demi-sourire qui n’était pas sans grâce, le buste émergeant d’un nuage de tulle vaporeux qui accentuait la ferme perfection de ses épaules. C’est Jocelyne elle-même qui, l’année précédente, avait apporté cette photo encadrée de noir et, avec l’aide de J’Édouard pleurant, l’avait accrochée au mur au-dessus des casiers métalliques où l’on rangeait les dossiers.

Elle chercha des yeux. Ne trouvant point de vase, elle prit sur le guéridon un verre qui s’y trouvait à côté de sa carafe. L’ayant rempli d’eau, elle y mit ses fleurs et posa le tout sur le casier, sous la photo, en offrande votive. Pour trouver des violettes en cette saison, elle avait dû faire vingt boutiques.

Ils restèrent un instant silencieux. Jocelyne, la main sur la jeannette qui pendait à son cou gonflé de sanglots muets, disait des lèvres une courte prière. Le père attendait, mal à l’aise, gêné de son oubli et du reproche de sa fille, gêné de ne point ressentir le chagrin qui eût été normal et conve-