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LE POIDS DU JOUR

Il n’y avait gagné qu’un torticolis qui faillit le décourager et le renvoyer à son harmonica ; au moins avec cet instrument n’avait-il qu’à respirer le plus normalement du monde pour en tirer des sons complexes toujours doux, toujours justes. Sur le violon il suffisait que le doigt fût fatigué pour que son archet malhabile écorchât l’oreille.

Il s’était obstiné, rageur, plus par orgueil que par désir. Il ne cherchait même pas la gamme mais bien un air, fût-il de cinq notes. Si bien que la mère, souriant d’un air amusé, lui avait dit :

— À ta place j’irais m’installer dehors ; tu serais moins dérangé.

Très tien, il ne rentrerait avec son instrument que le jour où il saurait jouer !

Il chercha un abri, un coin favorable. Face à la route, il eût craint les plaisanteries des passants. Trop près des voisins, il eût eu à subir la curiosité importune des enfants. Il trouva.

Derrière la maison, après le potager étroit où les plants de tomates et les rangées de carottes luttaient contre les mauvaises herbes, le sol s’inclinait vers la rivière en une pente rapide. Le lit était profond, une trentaine de pieds ; mais à mi-pente, le talus s’interrompait. Il y avait là une courte plateforme suspendue en quelque sorte au-dessus des eaux courantes, un véritable balcon environné d’aubépines, de framboisiers, de saules nains et qu’ombrageait un cerisier sauvage touffu comme un bouquet. Cela le rassurait de sentir derrière lui le mur de la berge, de n’avoir devant lui comme parterre que le vide de la rivière avec, de chaque côté, les décors sans coulisses de la végétation. Il serait seul, caché. C’est là qu’il s’installa, disparaissant pendant des heures, oubliant désormais pour son violon le pré de la gare et les jeux de son âge.

La première fois que Ludovic Garneau avait aperçu le nouveau jouet de son fils, il avait dit simplement :

« Qu’est-ce que c’est que ça encore ? »
et avait haussé les épaules ; puis son front était devenu sourcilleux. Il était, depuis quelques jours, un peu plus souvent à la maison après ses heures de travail. Sans doute en attendant la prochaine paye. Il en avait même profité pour se rapprocher de son fils surpris et qui avait trouvé avec étonnement en son père un autre homme. Ce n’était plus le passant bourru et muet, le pensionnaire étranger dont la présence détruisait l’atmosphère familiale. Il parlait peu à sa femme, sauf pour le nécessaire ; mais il avait paru prendre conscience de Michel.

En tout autre temps, l’enfant en eût été heureux. Mais le violon désormais occupait toute sa pensée et il lui était désagréable que son père descendît à l’improviste dans son refuge. Pourtant Ludovic s’obstinait ; visiblement il avait en tête une idée.