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HÉLÈNE ET MICHEL

Le jour où, pour la première fois, une phrase musicale toute entière, sans accroc, sortit de l’âme de son instrument, Michel connut la plénitude de la joie. Il s’arrêta un moment, ébloui, les yeux errant sur le ciel, la terre et l’eau, comme surpris que toute la nature ne se mit point à trembler de ce tremblement intérieur dont il était saisi.

À ce moment il entendit la voix de son père.

— Michel ! Michel ?

Il y eut un craquement de branches froissées par des pieds lourds ; Ludovic dévalait la pente.

L’enfant se laissa tomber sur le sol, posa sur ses genoux l’instrument, coucha soigneusement dessus l’archet et attendit. Le père écarta de la main l’arceau des ramures et s’assit à ses côtés. Il y eut un court silence.

— Alors, ça t’amuse encore, cette machine-là ?

Le fils ne répondit point ; mais ses doigts se crispèrent un peu ; la chanterelle pincée rendit un son grêle.

— Ça serait meilleur pour ta santé si tu allais jouer avec tes amis.

Garneau se souleva un peu, arracha de la terre meuble un caillou qui le blessait et le lança dans la rivière où il rebondit sur une tronce pour plonger avec un floue net dans l’eau trouble.

— Dis donc, Michel, t’as bientôt fini l’école ?

— Je ne sais pas, papa.

— Comment, tu ne sais pas ! Tu n’es pas pour passer ta vie en classe ; on n’est pas des millionnaires !

Il y eut un nouveau silence. Michel sentait la conversation glisser sur une pente périlleuse. Il n’aurait donc jamais la paix ! Puis il songea que cet homme, qu’il connaissait si peu tant il avait vécu en dehors d’eux, chaque jour voisin et chaque jour étranger, que cet homme était son père ; et que, pour son cœur d’enfant, cela devait signifier quelque chose.

— Qu’est-ce que c’est que tu veux faire, Michel ? T’es en âge.

Cette fois l’enfant n’osa répondre. À parrain, qui n’avait sur lui aucun droit, il pouvait affirmer son désir, sa préférence, sa volonté ; car il ne dépendait pas de lui, qui n’était point réellement son parent. À sa mère aussi, qui était femme, qui n’avait donc point à juger de ces choses et à intervenir dans ces décisions d’homme. Mais à son père ; son père !

Il tourna légèrement la tête pour le regarder, et aperçut de profil un homme qu’il ne connaissait pas. Car ce qui lui était familier, c’était la face avec les traits brutalement horizontaux de la bouche, de la moustache, des yeux, des sourcils, sans aucune courbe qui en vint atténuer la dureté. De profil, il lui semblait à ce moment découvrir un homme différent, nouveau et plus humain ; le menton net mais arrondi où la barbe drue de la journée mettait une teinte bleutée ; le nez vigoureux qu’atténuait une