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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/261

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LES ANTIPODES

— Mais où es-tu ?

— Jocelyne ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh ! Venez vite ! Venez ! Par ici !

Pour la rejoindre dans le verger, ils durent se faufiler par un étroit passage entre la resserre et un vieux bâtiment d’où venaient de vagues odeurs d’écurie. La jeune fille les attendait, debout sous un pommier royal. Ils s’arrêtèrent, saisis.

D’un coup, car il leur avait été jusque-là caché par les constructions, le décor magnifique venait de leur sauter aux yeux. Ils avaient presque trébuché dans l’espace. D’où ils étaient, il leur semblait flotter magiquement au-dessus de la terre déployée, sans contact avec elle. Toute la plaine immense, toute la large vallée du Richelieu était étalée sous leurs pieds, sans un pli, jusqu’à l’horizon où s’estompaient en nuées bleuâtres des montagnes irréelles. Là-bas, à droite, cette lame de métal brillant, c’était la rivière ; cette plaque d’argent, comme un manche, le bassin de Chambly. Au milieu de la plaine, en plein milieu, telle une île verticale jaillie de la mer, une seule colline, géométrique, régulière et ferme, si pure de lignes qu’à Adrien comme à Robert le même rapprochement avec un sein de femme s’imposa simultanément. Et par l’automne venu, sur le tapis blond des prés ras tondus, des morceaux de forêt faisaient des ramages éclatants.

— Que c’est beau ! Que c’est beau ! ne cessait de répéter Jocelyne.

— C’est vraiment admirable, dit Adrien.

— C’est extraordinaire, souligna Garneau.

Le visage de Jocelyne reflétait l’espace.

— Est-ce que ce ne serait pas merveilleux d’avoir ici, tout en haut, sa maison !

— Ici ? Ça serait quand même un peu loin pour mes affaires !

Les jeunes gens restaient immobiles, l’un près de l’autre, unis par un même sentiment de la grandeur des choses et de leur humaine petitesse. Garneau regardait autour de lui, surpris de cette nature si dissemblable à tout ce qu’il avait connu jusque-là. Ce que ceci lui rappelait c’était, curieusement, certaines excursions jadis, dans son enfance. On partait vers le fleuve, là où parmi les roseaux et les fondrières, la rivière du Loup se perd mollement dans le lac Saint-Pierre. Lui revenait sa première surprise devant l’immensité et la plénitude du lac, devant ce vide étonnant de l’eau à perte de vue, qui tout là-bas rejoignait le vide jumeau du ciel et se confondait avec lui.

Dans le silence rétabli, on n’entendait plus que le bruit mat des fruits mûrs tombant sur le paillis, au pied des arbres. Et, de temps à autre, assourdie, la sirène d’une auto sur le chemin au pied de la côte.