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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/269

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LES ANTIPODES

comme s’il eut consommé une douzaine d’évêques. Au reste, peu soigné de sa personne, malodorant et distrait, ce qui le faisait détester de Jocelyne pourtant facilement indulgente.

— Ton VanQuelquechose, tu sais, je ne l’aime pas !

— Non ? Eh bien ! je ne te demande pas de le prendre pour mari, rétorquait le père, décidément d’assez bonne humeur.

Quand la cession de l’usine et la remise des pouvoirs furent choses faites, Robert fit apporter chez lui son vieux bureau de noyer avec ses paperasses personnelles. Et le tout fut installé dans le petit boudoir de l’étage dont il se fit une espèce de cabinet de travail.

Le calme toutefois l’y étonnait, après l’agitation coutumière de l’usine. Leur maison était la dernière de la rue Pratt, à fleur de crête sur la butte qui borne Outremont. De la fenêtre, il avait libre vue sur cette plaine coupée de lignes d’eau qui, à l’ouest et à travers les îles, s’étend sans un pli visible jusqu’à la barrière des Laurentides. Le jour, c’était un seul pré gris-vert indéfini. Au loin, si le temps était clair, on voyait dans la banlieue la tache rouge des toits de la Crèche de Liesse ; et par delà, le plateau nickelé du lac Saint-Louis.

Puis quand venait le soir, tout cela sombrait, recouvert par la marée nocturne. Seules devenaient visibles, seules vivaient et vibraient les lampes humaines, feux mystérieux sur le lac de la nuit.

Bien des fois, parmi la constellation prochaine du village de Saint-Laurent, Garneau s’était amusé à chercher celles de la St Laurence Corporation, à les séparer du fouillis des étoiles agglomérées.

Dans ce calme paysage, la seule animation venait de la gare de triage du Pacifique Canadien, presque directement sous ses pieds. Le soir, il entendait, mugir les sifflets des locomotives. Chaque nuit il attendait celui, régulier, du train des marchandises de minuit et demi qui, à longs meuglements, demandait obstinément le feu vert et la voie libre. Alors, il éteignait sa lampe.

Dans cette solitude relative, il arrivait à Garneau de chercher, plus que jamais il ne l’avait fait, le contact des hommes. VanHegebeke, avec Leblanc et même seul, devint rapidement un commensal presque quotidien de la maison. L’achat de son brevet était chose convenue ; il ne restait plus, pour l’obtention tant à Washington qu’à Ottawa, que de vagues formalités dont s’occupait un agent. En attendant, Garneau versait à l’ingénieur quarante dollars par semaine, ce qui lui permettait de vivre et de mettre au point son invention.

Théoriquement oisif, Garneau eut néanmoins et pendant quelques semaines fort à faire pour disposer de sa fortune à bon escient. Il fallait, pour en vivre sans l’entamer, placer ce capital de bonne façon.