Aller au contenu

Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
266
LE POIDS DU JOUR

La première chose à quoi il avait songé, à l’occasion de ces vacances imprévues, avait été ce voyage aux États-Unis de si longtemps projeté avec Jocelyne. Malheureusement, on en était encore à recevoir des nouvelles de Lionel. Il avait, semblait-il, quitté Atlanta puisque deux lettres étaient revenues ; mais de Philadelphie, il n’avait pas écrit. On restait donc temporairement sans adresse.

On avait commencé de faire à la maison de la rue Pratt des réparations et même à la salle à manger une allonge qui serait une espèce de serre. Garneau passait des heures avec les ouvriers. Il y avait aussi différents achats, quelques-uns différés depuis des années. Pour la première fois Jocelyne pouvait à son gré choisir tentures et tapis et acheter pour sa chambre le meuble d’érable blond dont elle rêvait depuis sa sortie du couvent. Tout cela, inscrit sur un papier où la liste lentement s’allongeait, commençait de former une somme rondelette. Le paiement de l’hypothèque, les réparations, la rénovation de l’intérieur, la nouvelle voiture, il y en avait bien pour huit mille dollars. À défalquer de cent dix mille. Non ! de cent mille. Car ce dix mille dollars qu’il n’avait point escompté, Garneau avait secrètement décidé comment il en disposerait.

Pour le tout, il avait consulté son notaire, le seul homme qui eût fini par gagner sa confiance au cours des années. C’était en apparence le véritable notaire de comédie, décharné, chauve comme un champignon, toujours vêtu d’une redingote sérieuse et désuète, portant lorgnon à chaînette et parlant pompeux. En fait, un homme prudent et fin, du meilleur conseil, qui avait en horreur la spéculation et déplorait que « les hommes de la Profession » fussent aujourd’hui « devenus des entremetteurs commerciaux, oui monsieur ! je dis bien, des entremetteurs commerciaux ! ». Il était de son étude le meuble principal et faisait corps avec les cartonniers et les rayons de bois chargé des volumes jaunes et poussiéreux, jamais ouverts, des Statuts Refondus.

— Soyez prudent, monsieur Garneau, soyez prudent. À votre place, je mettrais tout cet argent en bonnes obligations, gouvernement et communautés religieuses ; et en première hypothèque. Je peux vous obtenir du cinq pour cent, mais là ! quelque chose de tout repos.

Sur ce point il ne put convaincre son client. Mais il le convertit à l’idée d’une fiducie où sur la tête de chacun de ses enfants il placerait une assez forte somme.

— Comme cela, monsieur Garneau, vous vous éviterez la tentation d’y toucher. Prudence et Travail sont père et mère de Fortune. Vos enfants seront assurés de ne jamais être dans la misère. Et ils auront de l’argent à eux sans avoir à espérer votre décès.