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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/283

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LES ANTIPODES

Jocelyne s’en voulut de ne l’avoir pas interrogé sur les résultats pratiques de son voyage.

— Et tes affaires ?

— Pas mal ! Pas mal !

Elle sentit qu’il ne voulait point parler ; et que sa discrétion coutumière n’était pas le seul mobile. Quelque chose avait apparemment cloché. Bien que, pendue à son bras, elle ne pût saisir que son profil, elle le connaissait assez pour deviner qu’il n’était pas satisfait.

Il avait en effet des soucis.

La guerre avait amené un rajustement boursier qui avait affaibli son portefeuille. Les rentes étaient même suspendues de certaines obligations étrangères dont le bon marché l’avait séduit. Son revenu avait sensiblement baissé. Il commençait à regretter d’avoir, suivant le conseil du notaire, placé en fidéi-commis une si forte partie de son capital qui ainsi ne rapporterait que dans plusieurs années. Pour l’heure il était presque gêné.

Mais, surtout, il n’avait reçu des industriels qu’il était allé rencontrer aux États-Unis aucun encouragement. Au contraire. Non seulement Pittsburgh n’avait montré pour les brevets VanHegebeke aucun intérêt, mais il avait cru comprendre que la validité même de l’invention, son originalité, serait contestée jusque devant les tribunaux. « Votre ingénieur hollandais ! » lui avait-on déclaré avec un sourire dans le coin, « Votre ingénieur hollandais ne semble pas avoir découvert grand’chose de neuf ! » Pourtant il n’était pas possible que ce fût tout simplement un escroc !

Les semaines qui suivirent ne lui apportèrent guère de satisfaction nouvelle. Les jours s’enchaînaient aux jours, des jours de fin d’hiver tous semblables, malgré leur alternance de soleil et de giboulées, dans le gâchis des neiges fondantes et dans l’espoir constamment remis d’un printemps imminent. Là-bas, en Europe, les hommes restaient face à face, enlisés dans une guerre qui bien que paraissant tourner presqu’à la plaisanterie, n’en restait pas moins une guerre ; où les hommes subitement avaient pris le droit de tuer leurs voisins, pourvu que ce fût suivant les formes reconnues ; où la chasse à l’homme était ouverte pour l’homme. Et comme le monde entier partagé entre la crainte et l’espoir, Garneau se sentait suspendu au-dessus d’un précipice.

Il ne comprenait point. C’est qu’il n’avait l’habitude ni de la passivité ni, encore moins, de l’insuccès ; depuis que brutalement il avait pris en mains son propre destin, depuis surtout qu’il s’était mis aux affaires, il n’avait connu que des réussites. Modiques et sans grand éclat, en vérité ; mais réussites quand même, et valables. Acquises par force et adresse sans que jamais (il en restait convaincu) la chance n’y eût eu autant de part