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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/290

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LE POIDS DU JOUR

ainsi, elle qui ne connaissait point la lutte et n’avait jamais vaincu ? Quel droit pouvait-elle avoir à un bonheur qu’elle n’avait pas conquis ? Qu’était cette joie qu’elle n’avait arrachée à personne ? Et comme elle se satisfaisait de peu ! Combien facilement, suivant toute apparence, elle pouvait pardonner au destin qui les avait tous deux diminués et qui, par surcroît, avait retiré d’elle celui qu’elle aimait. Ne savait-elle donc pas combien le sort est mesquin aujourd’hui et demain dangereux ?

— Papa !

Il sursautait, tiré de ses réflexions.

— Quoi donc ?

— Tu n’as pas vu, le vieux poirier.

— Eh bien quoi ? Il est mort, je sais.

Mais elle avait dans la voix un éclat de triomphe.

— Eh bien non ! Il n’est pas mort. Et tu voulais le faire abattre. Je t’avais demandé d’attendre encore un peu. Je l’aimais, le vieux poirier.

C’était vrai qu’elle l’avait supplié de ne point sacrifier le vieil arbre décrépit, au bois dénudé, à l’écorce galeuse où fourmillaient les mites et les teignes. Afin qu’il mourût doucement, sans arrachement, en paix et en vieillesse.

— Mon vieux poirier, il a des petites feuilles ! Il paraît qu’il va donner sa douzaine de poires l’an prochain !

Depuis toujours, mais surtout depuis qu’elle avait sa maison au soleil, Jocelyne ne pouvait se tenir de chantonner ; airs d’opérette, romances, refrains de Trenet et de Chevalier, blues américains. De plus en plus apparemment ses pensées étaient musique. Certes elle savait éteindre la TSF dès l’arrivée de son père ; mais elle-même s’oubliait souvent bien qu’à maintes reprises il lui eût coupé la chanson sur les lèvres avec un :

— Jocelyne ! Tu sais que je déteste entendre chantonner comme ça !

— Moi ? Je chantonne ? Je t’assure que c’est sans m’en apercevoir.

— En tout cas, ça m’agace.

— Bon, papa ! Je vais tâcher d’y penser.

Mais cela jaillissait malgré elle quand quelque chose la faisait heureuse : le soleil, les fleurs, un oiseau, une lettre, un bout de soierie, le bruit doux de la pluie sur le toit, le sourire d’un enfant inconnu sur la route, une clairière parmi les sapins de la montagne. Et son père semblait se faire insensiblement à son murmure musical, comme à un ruisseau familier sous la fenêtre.

Autour d’elle tout semblait gaîté ; sans toutefois que l’on pût savoir si en elle était la source de cette joie ; ou si plutôt, comme une fleur du sol généreux dont elle vit, elle tirait du jour et du monde le bonheur qui la nimbait.