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LES ANTIPODES

Cela passait même dans l’ordonnance de sa maison, la première qu’elle eût pu disposer à son gré. Elle en avait fait un cadre dont son père s’étonnait. Tout y était féminin. Tandis que l’appartement de la rue Bernard où les Garneau avaient habité après le mariage n’avait été meublé par Robert et sa femme qu’en vue du confort et de la commodité. Leur fortune, alors bien modeste, n’avait permis aucune concession à la fantaisie. Quant à la maison de la rue Pratt, Hortense s’était appliquée à en faire une réplique, à leurs moyens, de ces hôtels de l’avenue Western où elle avait eu la joie trop rare d’être invitée. Des meubles de noyer et d’acajou sombres. Des tapis de teintes unies. Des ensembles trop étudiés. Des gravures reproduisant des tableaux célèbres.

Jocelyne, elle, avait donné libre cours à son imagination. Et de cela était née une maisonnette hétéroclite, certes, mais qui ne manquait point de charme. Chaque coin avait été pour elle l’objet de longues réflexions, d’essais décevants, de consultations ardues dans les magazines de décoration intérieure.

— Papa, je te défends d’entrer dans ma chambre avant samedi. J’ai trouvé. Tu verras !

Pendant toute cette semaine ce fut un remue-ménage qui d’ailleurs ne dérangea point Garneau. L’affaire VanHegebeke continuait de lui donner des soucis et semblait partir à la dérive. Leblanc lui-même s’en désintéressait. Il brassait des ventes de navires et des achats de pétrole.

Lorsque, le samedi après-midi, trop heureux de fuir la ville que juillet faisait brûlante, Robert entra dans la maison de Saint-Hilaire, il entendit sa fille qui chantonnait dans sa chambre. Il y monta et sans bruit poussa la porte.

Tout était terminé : les meubles étaient en place, les tentures aux fenêtres, les gravures accrochées, les bibelots sur la cheminée. Mais Garneau ne vit rien de tout cela. Ce qu’il vit, ce fut Jocelyne qui lui tournait le dos.

Il vit une nuque dorée, fine comme une tige de fleur et où frisottait le duvet mordoré que le peigne fiché dans le chignon haut ne pouvait contenir. Elle avait posé sur sa tête un grand chapeau fleuri et se regardait dans la glace encadrée de bois doré qui dédoublait son image, l’une de face, l’autre de dos, celle-ci cachant le visage de la première. Elle semblait ainsi un double portrait, portrait lumineux de deux êtres qui n’en étaient en même temps qu’un. Qui était Jocelyne et qui était quelqu’un d’autre. Un être familier tiré de l’ombre et jeté brusquement dans le soleil. Quelqu’un Qui était à la fois Jocelyne et Hélène Garneau.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE