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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/302

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LE POIDS DU JOUR

Malgré qu’il en eût, il y pensait souvent. De sorte que sans qu’il s’en rendît compte, il avait depuis quelque temps à l’égard des chauffeurs de taxi plus de considération et la main plus généreuse.

Lorsque ces pensées l’assaillaient, ne pouvant se fuir Robert fuyait précipitamment cet appartement sans âme et sans passé que subitement il sentait par trop habité. Il s’en allait marcher le long des rues que le printemps éclos remplissait du pépiement des oiseaux ; où, dans les parterres, mai crevait les bourgeons des chèvrefeuilles malingres ; que les jeunes filles, pour leur première année hors du couvent, égayaient de leur première toilette de Pâques.

Chaque fois, il tournait machinalement à droite sur l’avenue Delorimier dont la longue enfilade était fermée au bout par le treillis monstrueux du pont Jacques-Cartier. Près du boulevard, cette avenue est semblable à toutes ses sœurs du quartier, à celles de toute la ville. Elle est bordée de constructions hétéroclites : brique, pierre, bois, tôle même. Garnie de boutiques : marchand de tabacs, agence de lessiveuses, barbier, échoppe de serrurier, salon de pompes funèbres. Vérolée d’affiches : modèles à longues jambes souriant aux passants de toutes leurs dents fulgurantes ou les visant de leur soutien-gorge, marin des cigarettes Player’s, laines et chaton emmêlés, peinture coulant sur le monde. C’était une avenue sèche et grise où ne poussaient que les troncs morts des poteaux.

Mais passé la rue Marie-Anne, l’avenue Delorimier s’ennoblit subitement. Plus vieille de cinquante ans au moins, elle garde du temps où les seuls attelages soulevaient sa poussière l’air bonasse d’un gros bourgeois de village. Les maisons s’écartent du trottoir pour dégager les parterres généreux. Les ormes y sont si grands que les fils du téléphone passent sous leurs basses branches qu’ainsi il n’est pas nécessaire de sacrifier.

Robert Garneau n’avait point conscience de l’apaisement qui du ciel pâle filtrait sur lui à travers les hautes ramures. Mais son pas se faisait plus lent. L’orage soufflait moins fort en lui. Il allumait une cigarette, et s’arrêtait un moment pour regarder une femme… qui le prenait pour un rentier.