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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/328

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LE POIDS DU JOUR

Jocelyne fut peinée de lire sa diatribe contre un état où elle voyait le paradis. Elle pensait à Adrien, à leurs épousailles futures.

La date n’en avait pas encore été fixée. Mais sans que jamais rien de précis eût été exprimé, il semblait établi qu’Adrien se mettrait à travailler dès le printemps, — le médecin l’y encourageait même — pour peu qu’il continuât à prendre du poids et des forces. De la sorte, les noces pourraient se célébrer à l’automne. Pour plus de sûreté Jocelyne, cédant aux instances de son père, était allée demander au médecin d’Adrien la vérité sur son état. On l’avait pleinement rassurée.

Tous les soirs, ou presque, le jeune homme venait à l’appartement du boulevard Saint-Joseph. L’hiver amorcé les y gardait la plupart du temps, à moins d’aller au cinéma, rarement, ou de passer la soirée chez des amis, plus rarement encore. Car rien de tout le vaste monde ne leur était nécessaire sauf l’un à l’autre. Il n’y avait plus à la maison que Jocelyne et son père, maintenant que la bonne les avait quittés. Pour l’instant, on n’en cherchait pas d’autre. Un peu par économie. Car sans en rien dire la jeune fille préparait son trousseau.

Chaque soir, pendant qu’elle lavait la vaisselle du dîner, Garneau lisait son journal. Il l’épluchait de la première page à la dernière, sauf les pages du sport et du cinéma. Il s’arrêtait longuement aux colonnes boursières. La hausse continue des actions de la Lorraine Gold, dont il suivait les fluctuations avec curiosité, l’avait fortement impressionné. Jadis, la finance, pour lui, c’était les actions des compagnies industrielles : aciers d’abord, forces motrices, puis chemins de fer, textiles ; et les obligations, assiette de la fortune nationale. Quant aux parts minières, il n’y avait vu que pièges à gogos.

— Voyons, Hermas ! Tu sais bien que si cette mine était bonne, ceux qui l’ont trouvée la garderaient pour eux !

Ce raisonnement lui avait longtemps paru irréfutable, aussi évident que la lumière même du jour ; ou mieux : qu’un billet de banque. Or voici que les actions de la Lorraine Gold, vendues jadis à vingt et un sous, dépassaient les huit dollars ! Les dividendes tombaient avec régularité et l’on venait même de les augmenter. Décidément, Lafrenière avait eu raison de croire au miracle. Si bien que Garneau l’avait accompagné chez un agent de change, dans la sentine même de l’agiotage. Depuis il lui arrivait d’y aller passer une heure ou deux par désœuvrement, assis devant le tableau où s’inscrivait la cote, au son mécanique des tickers.

Il lui arrivait même plus étrange. Ne s’était-il pas surpris un jour à parcourir les petites annonces d’un œil faussement négligent ! Bien qu’il se fût formé des habitudes étriquées mais qui remplissaient les heures, il ne pouvait se faire au vide de ses journées. S’il se fût écouté, à certains