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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/329

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LA SOUMISSION DE L’HOMME

moments il fût allé, tout orgueil éteint, demander à quelques-uns de ses amis, à ses anciens compagnons d’armes industrielles, une occupation quelconque, une vague association qui lui permît de fuir cette oisiveté où il se sentait couler. Ce qu’il lui eût fallu, c’était bien le contraire d’une sinécure, puisqu’il en aurait attendu non pas un simulacre de travail en retour d’un salaire, mais bien une occupation véritable qui le retînt, même sans presque de compensation. Il eût accepté d’emblée si quelque étranger lui avait offert une gérance, une représentation, en attendant le jour, encore à venir, où il aurait son affaire à lui. Mais la guerre n’étant point propice au lancement d’une affaire nouvelle, il en attendait patiemment la fin. Alors, d’un jour à l’autre se présenterait l’occasion.

Vers huit heures du soir, on sonnait à la porte.

— Laisse, papa, criait Jocelyne du fond de la cuisine. J’y vais. C’est Adrien.

Elle traversait le corridor en coup de vent. Mais s’arrêtait devant le miroir du porte-chapeau pour vérifier sa coiffure et retoucher sa mise pourtant impeccable.

— Allô, mon Adrien ! Attends-moi dans le salon avec papa. J’ai fini dans un instant.

— Je vais aller t’aider.

— Non, non ! Attends-moi. D’ailleurs il faut que je m’arrange un peu. Que je change de robe. Je suis comme une souillon.

Elle restait coquette. Tout en protestant qu’elle n’avait pas à se tant pomponner, Adrien l’aimait encore plus de rester soignée, même dans l’intimité. Quand Jocelyne le voulait taquiner elle l’appelait : « Mon prince ». En fait, avec son bonnet de vison et sa pelisse à col de fourrure il avait un peu l’air d’un boyard.

— Asseyez-vous donc, Adrien. Quoi de nouveau ?

— Oh ! pas grand’chose…

Les premières fois, le jeune homme avait continué machinalement :

— … Et vous ?

Mais il avait senti monsieur Garneau gêné d’avoir à répondre :

— Du nouveau, moi ? Mais rien. Rien.

Aussi mettait-il la conversation sur les événements du jour. À court de sujet, il n’avait qu’à jeter un regard sur le titre majeur du journal qui traînait sur la table. Cela faisait une entrée facile. Il lui était arrivé instinctivement de parler livres. Mais si Adrien Léger était grand liseur, Garneau ne lisait rien. Dans toute sa vie, pas une demi-douzaine de volumes, assurément. Il ne comprenait point que les fiancés attachassent tant d’importance à ces imprimés sans actualité, à des auteurs qui ne laisseraient dans le monde rien de plus que leur nom sur du papier.