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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/330

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LE POIDS DU JOUR

Jocelyne et Adrien avaient repris ensemble le chemin de la bibliothèque qu’elle n’avait d’ailleurs jamais abandonné. Depuis quelque temps traînaient sur les meubles, à la maison de chacun, des livres qui n’étaient plus des romans.

— Qu’est-ce que tu lis là encore, Adrien, s’enquérait monsieur Léger à qui son grand-livre et ses feuilles de bilan suffisaient. Il prenait le volume et l’ouvrait : Le problème… du logement et l’État. Tu parles ! Et celui-ci Planned Economy. Veux-tu bien me dire ?…

La maturité d’esprit d’Adrien surprenait Garneau. Une partie de cette jeunesse nouvelle, dont Geneviève Lanteigne et Adrien Léger étaient des exemplaires, commençait d’ailleurs à sortir violemment des sentiers ordinaires. Il n’avait pourtant que vingt-sept ans. Mais rien ne restait chez lui de jeune et d’aérien que l’entrain. Et aussi, au fond, l’amour de la chimère. Les années qu’il avait passées sur un lit d’hôpital n’eussent point dû compter pour lui. Au contraire. Dans la quiétude du sanatorium, il avait lu et forcément réfléchi. Tout ce temps, étendu, passif dans le combat entre maladie et médecin dont il était le terrain, il n’avait été qu’une chose neutre et informe, un cas et un numéro. Un être sans ressort, émasculé par le mal et surtout par cette atmosphère énervée qui baigne les salles d’hôpital. De même, son esprit était resté en veilleuse en ce milieu falot et singulier où pendant vingt-cinq mois il avait flotté, ballotté entre Mort et Guérison qui, rivales, attendent côte à côte et patiemment à la porte des sanatoriums. Pour tout cela, du contact des vrais vivants il venait maintenant à Adrien un âpre désir de vivre pleinement, lui aussi ; une soif aiguë d’agir sur ce monde enfin recouvré. Un peu plus de forces encore, lui semblait-il, et il pourrait soulever l’univers.

Mais il s’en fallait qu’il discernât nettement ce qu’il voulait. Pour l’instant, le seul fait de vouloir, d’en avoir le droit et la puissance, le satisfaisait pleinement. Il cherchait quand même, tâtonnant dans l’ombre avec la joie imminente de l’emmuré qui sent le verrou sous sa main, qui sait que tout à l’heure, à son gré, la porte va s’ouvrir enfin sur l’insatiable azur. Des avenues ordinaires qui appellent le choix des jeunes hommes, plusieurs lui étaient fermées. Ses goûts l’éloignaient de l’action et de la politique. Sa santé, trop récente encore, l’écartait de toute carrière qui eût exposé son corps mal affermi à des fatigues dangereuses. Enfin il était à peu près démuni de diplômes. Aussi suivrait-il la voie facile qui lui était offerte chez MacLean, aux Springtime Nurseries. Neuf heures par jour, entre les fiches des clients et les roses nobles et poétiques ! Au demeurant, il ne voyait là qu’une occupation temporaire. Une espèce de pont vers la pleine réalisation de son moi.