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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/34

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LE POIDS DU JOUR

Puis il sortit de la pièce et monta l’escalier dont les marches craquèrent en cadence. L’instant d’après il redescendait tenant en ses mains son propre violon. C’était un vieil instrument au vernis craquelé, au chevalet béquillard, à la caisse rapiécée par endroits. D’un coup de pouce il banda les cordes en serrant les chevilles, fit jouer le son qui glissa longuement vers l’aigu jusqu’à ce qu’il fût juste à son oreille. Mi… la… ré… sol… Il corrigea un peu le ré, trop haut. Mi, la, ré… ré, ré… sol.

— Ça, c’est le Money Musk, le meilleur de toutes. Quand tu joueras ça vite, trop vite pour danser, tu seras un violonneux passable, pas avant. Il faudra que tu apprennes le reel, la gigue et le quadrille. Les miens, c’est le Reel à Ti-Coq, le Reel acadien, le Reel de Pâques et le Reel de maton. J’en sais beaucoup d’autres, bien sûr ; mais ceux-là, c’est les miens.

Il brandit l’archet et attaqua. L’archet frétillait comme un poisson hors de l’eau et les doigts noueux touchaient à peine les cordes, sautant de l’une à l’autre comme si elles eussent été brûlantes. La danse allait, allait, échevelée, sans une pause, sans un moment pour reprendre haleine. Les notes culbutaient, pressées à donner le vertige, en une cascade sonore qui ne cherchait point l’âme mais vous mettait dans les jambes une trépidation électrique et irrésistible.

D’un trait net, brutal, le père Grégoire coupa le fil magique. Un peu pantelant, il regarda l’enfant.

Michel ne dit rien.

Ce n’était pas ainsi qu’il voulait jouer.

La musique, pour lui, était autre chose que cette furie de notes bruyantes, que ce chapelet grenu de sons uniformes où le rythme était tout ; quelque chose de manuel et à quoi les doigts agiles du ménétrier seuls avaient part. Cette musique-ci avait un corps et point d’âme. En l’écoutant, il n’avait senti passer sur lui rien du grand souffle de la nature infinie qui les environnait et à qui il ne manque qu’une voix.

Le musicien, c’était celui qui, debout au sommet de l’univers, saurait être cette voix-là.

De la route de sa vie, Michel avait atteint la moitié ; tel était du moins ce qu’il pensait à quinze ans. Dans quelques mois se terminerait le long séjour à l’école qui pour lui contenait toute son enfance. Dans quelques mois une nouvelle vie s’ouvrirait à ses pas.

Au cours des années le monde qui l’environnait avait pris une forme définie, désormais fixée et dont l’image immuable resterait gravée dans sa mémoire. Quand plus tard il songerait à tout cela et le voudrait ressusciter, choses et gens apparaîtraient un instant comme un tableau éclairé par la lueur passagère d’une lampe et non comme une scène vivante sans cesse en mouvement.