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HÉLÈNE ET MICHEL

Il y aurait la maison, où jamais rien ne changeait : le petit salon étroit avec son meuble de faux acajou recouvert de velours marron ; sur la tablette de la cheminée, un porte-allumettes en porcelaine coloriée à côté de l’horloge qui figurait un temple de marbre noir. Au plafond le tuyau qui faisait un coude pour venir, en hiver, réchauffer un peu la pièce. Puis la cuisine avec le gros poêle où il s’était brûlé le doigt un jour en voulant goûter la tire ; la table recouverte d’une toile cirée verte ; la haute penderie où il s’était tant de fois enfermé par jeu.

Et surtout sa mère, le charme de son sourire et la coquetterie de sa mise ; sa mère qu’il verrait toujours jeune, l’image même de la grâce, douce, un peu lointaine. Elle resterait toujours pour Michel l’être unique, irremplaçable, dont le souvenir ne serait teinté d’autre chose que de joie câline et de joliesse ; une mère qu’il aimait d’autant plus que, de tout ce qui l’entourait, elle était l’unique objet qui lui appartînt en propre, sur qui il eût des droits incontestés. N’ayant frère ni sœur, il était le seul qui pût l’appeler maman.

Quant à son père, il était à ses yeux moins nettement défini. Il n’avait point d’âge et faisait partie de l’autre génération, celle qui habitait un autre étage dans le stable édifice du monde. Il était parmi les vieux, ceux de vingt-cinq ans et plus ; de ceux qui se trouvent sur l’autre versant de la vie et pour qui rien ne changera jusqu’à l’effacement définitif.

Par ordre d’importance venait ensuite monsieur Lacerte dont la bienveillance à son égard ne se démentait point. Michel le voyait de temps à autre. Après la conversation sérieuse de l’an dernier, pendant quelque temps il ne l’avait pas retrouvé sans méfiance. Il craignait que la conversation ne s’engageât de nouveau sur la question ennuyeuse de l’avenir et des projets. Mais ni le père, ni le parrain n’avaient repris devant lui le problème ; et Michel avait retrouvé l’insouciance normale à son âge. D’ailleurs, l’homme d’affaires était de plus en plus occupé. Son activité était plus grande que jamais et son royaume commercial avait largement débordé les limites du canton. Dans Louiseville il était maintenant un des rares individus qui appelaient impérativement le coup de chapeau et à qui monsieur le Curé n’adressait point la parole sans dire « monsieur ».

Cela avait touché Michel en ce que l’enfant se sentait grandi par leur intimité. Tout le monde n’avait pas pour parrain un homme aussi considérable. L’enfant en tirait une fierté qui portait les gens à sourire quand ils passaient ensemble ; car il arrivait à monsieur Lacerte d’emmener Michel avec lui dans ses randonnées d’affaires.

C’est tout cela qui, par l’effet d’une inconsciente comparaison, enlevait, en l’esprit de Michel, de l’importance à son père. Celui-ci continuait de boire. Toute la ville reconnaissait sa silhouette branlante et son pas mal