Aller au contenu

Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/351

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
347
LA SOUMISSION DE L’HOMME

Ce serait bientôt l’équinoxe. Les verdures nouvelles gardaient encore leur lustre, leur fraîcheur première. Le souvenir des glaces et des frimas récents laissait les hommes sensibles à la jeune beauté des feuilles et des fleurs. À Jocelyne, il semblait que le monde fût une salle immense tout parée de guirlandes et de bouquets pour ses prochaines épousailles.

Sur la véranda du magasin, une demi-douzaine de voisins répondirent au salut collectif du passant :

— Bonsoir tout le monde !

— Bonsoir ! monsieur Garneau. Bonsoir !

Sous les semelles, l’asphalte de la route rendait un bruit métallique. La pente faisait le talon frapper plus dur.

Il arrivait chez Gagnon et venait de tourner dans la venelle lorsqu’il crut apercevoir quelque chose dans les broussailles, là où, courant en contre-bas, le torrent faisait à la route office de fossé. Une bête ?… Non ! un homme. Il était assis parmi les foins courts encore et se balançait lentement, régulièrement comme un métronome, en ahanant quelque chose d’indistinct, mi-grogné, mi-chanté.

S’approchant, Garneau reconnut son voisin, Gordien Lachance, celui-là à qui il avait vendu le trop de verger qu’avait comporté son domaine. Lachance était royalement ivre. Le fils Gladu qui passait à ce moment se pencha un instant sur cette loque et conclut du ton de qui constate une évidence ordinaire :

— Saoul ! Il est encore saoul !

Garneau eut une grimace spontanée, invisible. Il ne buvait à peu près jamais et, surtout, avait de l’ivresse une horreur profonde. Horreur de cet asservissement de l’homme à l’alcool, de cet abrutissement de l’âme et du corps, de son avilissement aux mains de cette hideuse maîtresse qui roule dans l’ordure et le vomissement des êtres autrement libres et fiers. D’où lui venait cette haine et ce dégoût ? Et sa résistance à un vice à tel point répandu ? Du fait, sans doute, que l’homme lui paraissait de la sorte si complètement vaincu ; vaincu non pas même par d’autres hommes, mais par les choses, honteusement ; volontairement vaincu par sa propre faiblesse. Au fond, ce qui le hantait et l’inspirait ainsi, n’était-ce pas surtout le souvenir refoulé des scènes d’ivresse dont, enfant, il avait été le témoin et la victime ? En tout ivrogne il haïssait Ludovic Garneau.

L’homme s’était mis à chanter. Pour l’éviter Robert fit un crochet.

Lorsque, quelques instants plus tard, il repassa avec Crétac, l’ivrogne était encore là, hoquetant et chantant. Il avait roulé un peu plus bas sur la pente. Les pieds maintenant lui baignaient dans l’eau du torrent.

Gagnon s’arrêta :

— Monsieur Garneau…