Aller au contenu

Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
348
LE POIDS DU JOUR

— Oui, Pétrus ?

— Crétac ! C’est ce pauvre Gordien Lachance !

Le ton de son compagnon surprit Robert. Il avait dans la voix plus de pitié que de dégoût ; une pitié que cette brute ne méritait assurément pas.

— … Allons ! Donnez-moi un coup de main. On ne peut pas le laisser comme ça. Il finirait par se néyer, pour le certain.

L’autre s’était maintenant mis à chanter un cantique :

« Cécile a triomphé. Chantons, chantons sa gloire… »

Puis il éclata d’un rire idiot et sonore.

Les deux samaritains se penchèrent. Le traînant par les épaules, il le remontèrent jusqu’à l’appuyer au tronc d’un peuplier.

— Tiens ! Il pleut ? s’étonna Garneau, sentant sa main humide.

Il leva la tête. Dans le ciel encore laiteux, les premières étoiles pourtant s’allumaient partout.

— Crétac ! Non ! affirma Pétrus.

Subrepticement, Garneau toucha le visage du pochard. Il était mouillé de larmes.

En silence, ils remontèrent la longue côte. Ils étaient presque rendus à la maison lorsque, s’étant arrêté pour souffler un peu :

— Peux-tu me dire, Petrus, demanda Robert, comment il se fait qu’un homme comme Gordien Lachance, pas pauvre, père de famille, bon garçon toute la semaine, se laisse aller comme ça ? C’est à cracher dessus !

— Il faut pas. Non, il faut pas, monsieur Garneau, protesta le boiteux.

— Ah ! Pourquoi ?

— Vous ne savez pas ? Je pensais que vous le saviez, comme tout le monde.

— Quoi donc ?

— Ben… C’est sa femme, sa Julienne. Gordien, c’était le meilleur gars du monde avec sa première femme. Jamais dérangé, excepté aux fêtes et aux noces, comme de raison. Mais il y a trois ans qu’il a marié une fille de Longueuil, une belle fille mais quinze ans plus jeune que lui… Il avait de quoi : avec ce qu’il a acheté de vous, ça lui fait bien cinq cents pommiers en production ; et tous des jeunes. L’hiver d’il y a trois ans, après la mort de sa défunte, il lui a pris l’idée d’aller travailler en ville. Parce que deux années de suite les récoltes avaient été mauvaises. Quasiment rien. C’est là qu’il l’a rencontrée. Une Vernier, de Longueuil. Ils se sont mariés à Montréal. Lui, il avait pris de l’ouvrage de nuit. Ça payait plus. Mais elle, elle s’ennuyait, le soir toute seule. Ça fait qu’elle s’est mise à sortir.

— Ah ! Et à c’t’heure ?