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LE POIDS DU JOUR

affermi du samedi soir. Et le fils était assez vieux pour serrer les épaules quand on lui demandait d’un air goguenard :

— Eh ! Michel ! Comment va ton père ?

Un moment toutefois, lors de cette courte conversation, l’an dernier, le père et l’enfant avaient failli se rapprocher ; leurs mains s’étaient presque jointes. Mais ce contact ne s’était pas renouvelé. Il n’avait plus été question de métier et de chemin de fer. Tant mieux. Michel suivait simplement l’inclination de son cœur, ne faisait point de projets pour un après qui n’existait pas encore et s’adonnait à son violon avec une passion croissante.

— Sais-tu que tu commences à bien jouer, avait remarqué Hélène.

Il lui avait demandé de nouveaux airs qu’elle lui avait appris, et cela encore les avait rapprochés. Elle, au moins, le comprenait.

Quand il avait en mains son violon sur lequel il devenait de jour en jour plus habile, il oubliait tout, surtout la menace vague que demain faisait planer sur sa tête. Autrement, il ne pouvait s’empêcher d’y penser parfois. L’année scolaire tirait à sa fin. Certes, son désir d’être musicien n’avait point changé ; mais il commençait à se rendre compte que cela pourrait bien ne pas aller sans heurts. Tous ceux qui l’entouraient se livraient à des tâches serviles qu’ils semblaient accomplir sans joie et sans récompense intérieure. Le soupçon lui venait que c’était peut-être cela, la vie. Peut-être était-ce cela aussi qui faisait la plupart des hommes et des femmes si mornes et éteints par comparaison avec la joyeuse exubérance de l’enfance dont Michel, lui, sortait à peine. Une des rares exceptions qu’il connût était parrain ; parrain pour qui la vie semblait une éternelle réussite, qui semblait la façonner à son gré, qui regardait venir les difficultés avec le calme souriant de celui qui s’avance vers un brouillard en apparence imperméable mais dont il sait qu’il le traversera sans peine pour retrouver de l’autre côté un soleil radieux.

Dans l’entourage immédiat de Michel, il y avait encore, qui comptait quelque peu, Marie-Claire Froment. À quinze ans, le fils d’Hélène et de Ludovic ne regardait plus les femmes avec des yeux d’enfant. Il était devenu homme sur ce point. Il percevait obscurément qu’un mystère — mal deviné — séparait les garçons des filles. Quelque chose de physique, cela il le savait. Mais aussi quelque chose de plus qu’il n’aurait pu définir qui le troublait et l’attirait en même temps comme un ravin profond lorsqu’on est sur la crête. Enfant, il n’eût pu sans vergogne jouer avec elles. Tandis qu’il se fût senti inférieur, désormais, s’il n’eut eu sa blonde comme tous les camarades. Trop jeune, néanmoins, pour connaître vraiment la passion qui vient avec la seule maturité, il se laissait chérir comme un seigneur, évitant d’afficher la moindre faiblesse, heureux quand même de se sentir aimé.