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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/386

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LE POIDS DU JOUR

— Les gens sont négligents, dit Jocelyne. Ils n’ont pas l’air de penser souvent à leurs morts.

Elle-même montait une fois par année, au moins, le 22 septembre, voir si la tombe de sa mère était bien tenue.

— Je m’en vais rendre visite à maman, disait-elle alors.

— Pourquoi attacher de l’importance à cela, protestait Adrien. Pour moi cela ne représente rien.

Il était vrai qu’il n’avait encore perdu aucun des siens.

— … Franchement, je trouve que l’on fait beaucoup trop d’histoires autour du cadavre. Même à l’église ! Ce n’est pas très chrétien. Non. C’est l’âme seule qui devrait compter.

Robert ne disait rien. Il se promenait lentement, suivant instinctivement les allées effacées par les herbes drues.

Ce carré à l’abandon, avec ses tiges de pierre et, le long du mur, ses bouquets de lilas et de cerisiers sauvages, était singulièrement isolé du reste du monde. On n’apercevait par-dessus la crête du mur que les pignons calmes où rien de vivant ne se montrait. Dans l’air accablant du midi, aucune fumée ne se pouvait voir. Il régnait là un calme parfait, un repos sans regret ni remords, sans nostalgie non plus ; une détente infinie qui des morts souterrains semblaient passer aux vivants par une insensible communion.

Assis sur une dalle, Adrien se mit à griffonner.

— Qu’est-ce que tu fais là, chéri ?

— Je prends des notes pour un conte dont l’idée vient de me venir.

Robert s’était écarté un peu, marchant à travers les broussailles qui donnaient à ce champ l’aspect d’un jardin perdu. Instinctivement il évitait les tombes encore récentes ; et aussi celles où le tassement du sol marquait en creux la forme de la fosse. De l’une à l’autre, il lisait les inscriptions.

Quelques-unes touchantes. Plusieurs extraordinaires ou même cocasses. « Adieu, mon Zacharie ! » « Un ange s’est envolé. » « Je te rejoindrai bientôt. » « Nous nous retrouverons au ciel. » Et les mêmes noms répétés d’une pierre à l’autre : Biron, Legault, Casaubon, Garneau ; Hélène Garneau. Il s’arrêta foudroyé. Il avait bien lu : HÉLÈNE GARNEAU !

Des lichens remplissaient à moitié les traits du ciseau. Il se pencha et gratta de l’ongle. Alors il put lire mieux :

Marie-HÉLÈNE GARCEAU. Et au-dessous, deux dates : 1837-1924. Automatiquement son esprit fit le calcul : 37 de 1900 : 63, plus 24 égale 87. Quatre-vingt-sept ans. À côté, sur la face grise de la stèle, presque effacé, un autre nom : David Garceau, 1832-1882. Et sur deux colonnes parallèles, les noms de quatorze enfants, tous, ou quasi, morts en bas âge.