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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/400

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LE POIDS DU JOUR

Combien d’ailleurs l’assaillaient les choses de son passé. Celles de Louiseville surtout, de ce gros village qui avait contenu les vingt premières années de son âge. Il s’en étonnait, ignorant que le passé vient occuper l’esprit de ceux à qui le présent commence à ne plus être familier. Et qu’il se fait chez ceux-là comme un remplacement des objets qu’ils n’aiment et ne comprennent point, par les choses qu’ils ont jadis aimées.

Vu de si loin, jadis paraissait avoir une fermeté qui manquait à aujourd’hui. Ce dernier, à peine le traversait-on qu’il était enfui. Tandis que les premières vingt années de sa vie, les bonnes comme les mauvaises, avaient pris la fixité des vieilles gravures.

Il n’y avait pas si longtemps que ces évocations provoquaient chez lui des sursauts amers. Il était étonné de n’éprouver plus, au lieu de la rancœur et de la violence, qu’une sourde inquiétude. Plus que tout autre événement, la visite de monsieur l’abbé Gendreau avait désorienté son aversion. Par lui, il avait connu que ce Louiseville, dont il avait toujours cru que s’il s’y présentait avec son opprobre les gamins lui jetteraient des pierres et les hommes des risées, que ce petit monde renié de lui ignorait maintenant sa tache originelle. Et que tout ce temps, il avait attribué à la petite ville une constance dont elle était incapable.

Tant de choses y avaient passé depuis. Et ceux-là qui autrefois avaient pris part à sa vie, ceux-là surtout qui avaient vécu au-dessus de lui, qui avaient été les contemporains avertis de son père, de sa mère, de monsieur Lacerte, les ouailles de monsieur le chanoine Desgroseillers et les clients du docteur Vincent, tous ceux-là étaient disparus. Il n’y avait plus d’eux qu’au cimetière une pierre sans mémoire ; et sur cette pierre, une inscription que personne ne lirait plus longtemps avant que le temps ne l’ait effacée.

Voilà ce qu’il avait oublié.

Et aussi qu’avec chacun d’eux on avait mis en fosse une partie de sa honte, une bribe de son secret. Sur lui comme sur eux avait été jetée la terre froide, à lourdes pelletées définitives qui le scellait à jamais. Jusqu’au Jour du jugement, haines et amours également oubliées.

Mieux encore. Il pouvait aujourd’hui se demander qui, à part lui-même, avait attaché de l’importance à sa catastrophe personnelle. À chacun la sienne. Il le savait, maintenant qu’il avait vécu. Cet éclatement du ciel qu’il avait cru cosmique, il avait apparemment été seul à le ressentir. Ce coup de tonnerre qui l’avait foudroyé, il avait été seul à l’entendre.

Aujourd’hui vieilli, les choses étrangères au milieu desquelles il vivait maintenant enlevaient à ses souvenirs toute acuité. Chaque fois qu’il prenait en main la médaille, il en trouvait l’empreinte un peu plus effacée. Retrouver le souvenir de ses premières années à Montréal lui était plus