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CHAPITRE

VII


JAMAIS  Michel ne sut exactement comment cela s’était passé.

Pendant les trois jours que le cercueil, fermé tant le corps était méconnaissable, fut exposé dans le petit salon dont on avait hermétiquement clos les persiennes, le fils ne posa point de questions. Lorsque les visiteurs se mettaient à parler de l’accident il se glissait dehors, saisi d’une terreur profonde dont il craignait qu’elle apparût sur son visage et le trahît. Il lui semblait que de sa vie il ne pourrait étouffer la voix dénonciatrice qui clamait en lui, calme comme la justice éternelle, incessante comme son cœur, plus cruelle de ne se point formuler ; et qui le soir le tenait éveillé dans l’attente d’un cri qui ne venait pas, qu’il désirait et craignait tout à la fois. Car il lui semblait que ce cri l’eût à la fois flétri et allégé. Cette mort de son père, ne l’avait-il pas voulue, appelée, commandée ?

L’accident n’avait pas eu de témoins. Il faisait nuit. Monsieur Bigras, le chef de gare, racontait :

— Quand Ludovic s’est présenté à l’ouvrage, il n’avait pas l’air en boisson. Peut-être un petit coup, pas plus que d’habitude et pas assez pour le déranger. Pourtant j’ai trouvé qu’il avait l’air drôle ; je lui ai demandé s’il était malade. Il m’a dit que non.

À l’enquête, le récit du mécanicien n’apporta pas grand’chose. Penché à la fenêtre de la locomotive, il avait aperçu le signal de Garneau, indiquant que l’attelage était complété. Il avait démarré, normalement. C’est alors qu’il avait vu le falot qui dégringolait le talus. Il avait aussitôt appliqué les freins et envoyé le chauffeur qui avait trouvé Garneau sous les roues, atrocement mutilé ; il avait même fallu avancer quelque peu le train pour dégager le corps et retrouver les membres.

Ce n’était pas du chagrin que ressentait Michel : la mort d’un voisin ne lui eût pas été moins douloureuse. Et cela déjà lui paraissait honteux ; « Père et mère honoreras, afin de vivre longuement ». Pourtant, et quoi qu’il fît, il se sentait incapable de regretter cet homme qui, lui semblait-il, n’avait été son père que nourricier. Mais chaque fois qu’il y pensait, lui revenait comme en un haut-le-cœur le souvenir de cette scène effroyable où, il s’en accusait avec épouvante, il avait si violemment désiré, voulu sa

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