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HÉLÈNE ET MICHEL

mort et une mort aussi cruelle que celle-là. C’est cette mémoire qui terrifiait le fils. Le sort, le Démon plutôt, qui guette les hommes et connaît au passage leurs désirs criminels les plus secrets, avait entendu son appel maléfique. C’est le bras mauvais de sa haine filiale qui avait poussé son père sous les roues et cela férocement, lentement, suivant son vœu, assez lentement pour qu’il se sentît mourir. Michel se croyait à son tour frappé par le regard de chacun, accusateur ; un regard qui le fouillait pour lui arracher l’aveu d’un crime qu’il n’avait pas directement commis mais qu’il avait voulu d’un vouloir si impérieux que le Destin avait obéi.

C’est pour cela qu’il n’osait trop approcher sa mère endeuillée. Hélène avait pris une longue robe noire en crêpe, toute unie, fermée haut sur le cou par une petite épingle de jais qui lui venait de Ludovic. Mais il arrivait que par contraste tout ce noir la faisait plus jolie encore et plus frais le rose éclatant de ses joues. Un papillon de ruban noir retenait ses cheveux dont la blondeur en était plus étonnamment joyeuse et vivante.

Elle se tenait dans le petit salon où elle accueillait les voisines d’un air convenable, un peu lointain, avec un mince sourire qui ne reflétait ni tristesse profonde ni indécente satisfaction mais suffisait à faire jaser les commères lorsqu’elles se retrouvaient sur le chemin. Chaque fois qu’elle lui parlait, Michel se sentait percé par la froideur calme de sa voix ; et le timbre lui en paraissait différent lorsqu’elle s’adressait aux autres. Lui pardonnerait-elle jamais si elle savait ?

Ce qui, aussi, gênait Michel était d’être subitement devenu quelqu’un.

Pendant les trois jours que la présence du mort avait hanté la petite maison, il avait dû, malgré sa répugnance, se tenir presque constamment là. Lorsque, s’échappant un moment, il se croyait oublié, la voix de sa mère le rappelait. Voisins, parents et connaissances venaient faire la visite d’obligatoires condoléances. Le jour, les femmes ; le soir, les hommes, compagnons de travail — ou de beuverie — de Ludovic Garneau. Tout le bourg défilait chez eux, les uns accomplissant simplement un rite, les autres excités par cet événement qui les sortait de leur vie quotidienne et automatique. Le fait que le défunt avait tragiquement péri rendait sa mort plus considérable encore.

Michel était forcé de rester dans ce cercle dont il occupait le centre avec celui qui, invisible, vivait mystérieusement dans sa boîte de sapin. Le fils portait son vêtement des dimanches auquel Hélène avait hâtivement cousu un brassard noir. C’est à lui surtout que les visiteurs offraient leur témoignage puisqu’il était le seul homme de la maison et qu’il avait dix-sept ans. Mais chaque fois que l’un s’avançait la main tendue, la parole empêtrée dans les formules coutumières, l’enfant croyait deviner dans la voix d’obscures réticences qui réveillaient son tourment. Il se