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HÉLÈNE ET MICHEL

la veille. Après quoi c’était l’ouverture du courrier qu’il avait pris à la poste en passant. À neuf heures et demie tapant, monsieur Jodoin entrait, ses quatre cheveux coupant sa calvitie d’une oreille à l’autre, chaque matin plus étonnamment jaune et sec. Il ouvrait son pupitre, plaçait dans le premier tiroir à droite un sac de chocolats et un paquet de petits cigares, sa provision de la journée, rangeait correctement ses plumes, puis ses crayons : le noir, le bleu et le rouge. Tout cela sans mot dire, mais en suçant sa dent creuse avec la régularité d’une horloge. Enfin sortant de sa poche de gilet un papier jaune plié en quatre sur lequel était inscrit le chiffre du coffre-fort, il procédait lui-même à l’ouverture. Une journée commençait.

La porte tournait lourdement, comme un pan de mur. Monsieur Jodoin sortait, pour les passer à Michel, en les annonçant —

— … le grand livre ;… le journal ;… les traites ;… les billets ;… Et finalement, du compartiment fermé à clé, en haut et au fond, la boite métallique dont l’étage de dessus contenait le numéraire et celui de dessous les billets de banque :

— … l’argent.

On procédait alors à la vérification de l’encaisse.

La première fois, Michel avait été ébloui. Sa main avait tenu un billet de cent dollars ! Et il y en avait comme cela huit ! Et des vingt et des dix et des cinq. Trois mille quatre cent vingt-trois dollars, sans compter la monnaie : les pièces d’argent en petits rouleaux serrés enveloppés de papier brun et le billon qu’on jetait en vrac sur le comptoir pour le compter d’un geste particulier : trois, trois, trois, les trois grands doigts de la main droite les jetant dans le tiroir d’un geste précis auquel Michel s’était appliqué et dont il était très fier maintenant. Car il comptait plus vite que son patron et ne se trompait jamais :

— Deux piastres quarante-sept, annonçait le notaire en prenant son crayon bleu. Michel jetait un coup d’œil sur le bordereau :

— Moi, j’ai deux piastres quarante-quatre.

On recommençait à compter.

— Deux et quarante-quatre ; tu as raison.

Et Michel était content.

De tout le jour il ne touchait plus, ne touchait pas encore à la caisse, à l’argent. Son rôle était de vérifier la paperasse, classer les traites et les billets, certifier les chèques, porter les inscriptions de dépôts et de retrait aux carnets des clients ; et faire le tour de la ville pour signifier les avis et recueillir les signatures. Le soir avant de partir, il préparait au besoin la papeterie du bureau en inscrivant d’un coup de tampon, sous le titre imprimé d’avance : « Banque des Marchands », le sous-titre : « Succursale de Louiseville, Hector Jodoin, notaire, gérant ».