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LE POIDS DU JOUR

Michel Garneau, gérant ! Cela viendrait un jour.

Quelle révélation pour lui que le monde vu du guichet de la banque ! Il ne l’eût jamais soupçonné si complexe et si clair à la fois, ni surtout si différent de l’image que son enfance s’en était faite.

Jusque-là, il avait classé les hommes de façon simple. Le plus riche avait été pour lui le boucher qui, chaque fois qu’il devait rendre la monnaie, sortait de dessous son tablier blanc taché de rouge un rouleau de billets de banque. Tout enfant, Michel ne comprenait point qu’un homme qui avait ainsi dans sa poche trente dollars, au moins, eût besoin de travailler. D’heureux, il y avait aussi monsieur Gravel : infirme d’une jambe, monsieur Gravel tenait près de l’église une boutique remplie de bonbons. Et tout au sommet de la pyramide, d’une nature différente et supérieure, monsieur le Curé ; avec monsieur le Vicaire qui en était le reflet.

Un peu plus tard, il avait pourtant compris que le monde était autrement fait ; et il avait souri de sa première naïveté. Il avait découvert qu’au-dessus de son père régnait le chef de gare, monsieur Bigras, auquel les trains obéissaient. Et monsieur le Maire qui, au grand jour de la Fête-Dieu, tenait de droit la colonne avant du dais sous lequel brillait l’ostensoir comme un soleil portatif. Monsieur le Curé lui-même avait quelque peu déchu à ses yeux lorsqu’était venu monseigneur Cloutier, en visite diocésaine. Et cet homme à la stature altière, au geste noble, à la parole grandiose, avait été pour lui l’image la plus approchée de la grandeur de Dieu.

Mais depuis qu’il était à la banque il en jugeait différemment. Toutes les valeurs avaient été révisées à la lumière de sa situation nouvelle. Les choses vues de si haut n’étaient plus les mêmes que lorsque, tout petit au creux du vallon de la vie, il devait lever la tête vers tous ceux et tout ce qui l’entouraient. La perspective désormais était différente. Les gens avaient changé de proportions. C’est ainsi qu’il savait maintenant : que le boucher renouvelait péniblement un billet de trois cents dollars traînant depuis deux ans ; que le crédit du chef de gare était au-dessous de tout ; que monsieur Gravel n’avait même pas de dépôt en banque. Et que du point de vue affaires, — le seul réel, — monsieur le Curé…, eh oui ! Monsieur le Curé n’entendait rien aux questions d’argent ! Ne s’impatientait-il pas chaque fois que monsieur Jodoin, catholique certes mais notaire aussi, et gérant de banque, refusait tout papier qui ne portait pas comme il se doit la signature du marguillier en charge.

il avait eu une surprise ; celle de trouver le nom de sa mère dans les livres, et de façon très honorable. Il n’ignorait pas qu’elle eût un compte ouvert à la Banque des Marchands, la seule d’ailleurs qui existât dans la petite ville. Mais quand il avait vu, à sa page, un crédit de deux mille