Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
70
LE POIDS DU JOUR

l’épanouissement de sa chair et les changements invisibles et profonds que la puberté apporte dans l’esprit, de la troublante barrière qui sépare et attire les sexes et qui ne cesse de croître en importance à mesure que s’éteint l’enfance. Pour Michel, Hélène était de plus en plus une femme qui, tout en ne cessant point d’être la mère, était de moins en moins la maman. Dans leurs vies plus que jamais mêlées, le contact n’était plus désormais le même. Il y avait maintenant en lui des choses que sa mère ne connaissait point ; et d’autres qu’elle ne devait point savoir. Il se rendait compte aussi qu’à certains moments les pensées de sa mère lui étaient indéchiffrables.

Il n’avait pas d’amis. Certes il connaissait tout le monde. Tout le monde lui disait bonjour et échangeait avec lui quelques mots au hasard du trottoir. La plupart des clients de la banque le tutoyaient. Les jeunes gens de l’endroit, il les avait tous connus sur les bancs de l’école et dans les jeux d’après la classe, à cet âge où l’on n’a pas encore conscience des murs que créent entre les familles la fortune, la situation ou les préjugés. Aux petites filles, il avait fait des niches avec les autres. Et si pour plusieurs il avait eu des penchants temporaires de petit garçon, pour l’une d’entre elles, pour Marie-Claire Froment, il avait ressenti cet élan de tendresse obscure que l’enfant, s’essayant déjà à être homme, tâche de se point avouer tout en se sentant grandi par leur existence même. Mais de tout cela, de cette promiscuité de dix ans il ne lui était resté, chose curieuse, aucun camarade, encore moins aucun dont il put dire : « Mon ami ». Un peu sauvage et naturellement distant, orgueilleux comme tous les sensibles, maladroit dans la camaraderie comme tous les fils uniques, il n’avait point d’aise avec les autres. Si bien qu’il restait isolé, n’en souffrant pas, tout en ne laissant pas de se sentir quelque peu singulier.

— Pourquoi donc n’as-tu pas d’amis ? demandait parfois Hélène.

— Mais, maman, je connais tout le monde.

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Mais tu ne sors jamais avec les autres.

— Tu aimerais peut-être mieux me voir passer mes soirées au restaurant plutôt que de rester avec toi ?

— Mais non, Michel, tu sais bien. Mais de temps en temps. C’est comme pour les jeunes filles. Il serait naturel que tu sortes avec elles de temps en temps. Marie-Claire…

— Ah, non…

— Bon, si tu veux !… Augusta Gravel ?… Elle est gentille, et pas laide. L’as-tu vue avec le petit chapeau bleu que sa mère lui a acheté ici ? C’est même un peu ta cousine. Tu serais invité dans les soirées.