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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/88

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LE POIDS DU JOUR

chez nous. Il y avait déjà un restaurant grec et une buanderie chinoise. Il y a maintenant un Syrien qui veut ouvrir un magasin. Il ne manquait plus que ça !

— Vous voyez bien que la ville grandit, insinua le chef de gare. Il est même question de faire une autre voie d’évitement. Ça, c’est une vraie preuve.

— Oui, mon Casimir, mais avec tout ça, on ne sera plus chez nous, à Louiseville. Franchement toi, Bébé, si tu avais à voter, entre Latour et… un bon homme ?…

— Oh ! moi, monsieur Édouard, je connais pas ça ! C’est pas que je suis tant que ça pour monsieur Latour. Mais c’est pas non plus que je suis contre. Il y a du bon et du mauvais, comme pour tout.

— Pourtant, il faudrait bien que tu décides pour qui voter ?

— Je voterais peut-être pas. Moi, j’ai pour mon dire que tout ça c’est du temps perdu. Mais surtout, ce que j’aimé pas c’est de voter contre quelqu’un…

— Mais tu n’as pas besoin de voter contre quelqu’un. Tu voteras pour quelqu’un.

— C’est la même chose, monsieur Édouard. C’est tout du même et du pareil, comme disait mon défunt père, puisqu’en votant pour un on empêche l’autre d’avoir son contentement. Au fond on devrait pas avoir besoin de maire, de député, d’échevins. Si chacun était à son affaire, on serait mieux. Si tout un chacun s’occupait de ses affaires à lui sans vouloir arranger les celles du voisin, qu’est-ce qu’on aurait besoin d’hôtel de ville, de prison, de parlement ? C’est tout ça qui monte les gens contre le voisin. S’il fallait croire tout le monde, tout le monde serait du pas bon. J’aime mieux rien écouter de tout ça. Je connais tout le monde ; et tout le monde me paraît du bon monde. C’est peut-être parce que tout ce que je leur demande, c’est de payer mon ouvrage quand ils m’en donnent.

— Sais-tu comment ça s’appelle des gens comme toi qui veulent pas de maire et de députés ; ça s’appelle des anarchisses et il paraît que c’est dangereux.

— Je sais pas ce que ça veut dire, monsieur Édouard. Mais si être narchisse, ça veut dire de vouloir de mal à personne, ben je suis peut-être un peu narchisse, comme vous dites. Pi j’en connais Un autre qui l’était peut-être aussi, de Son temps.

— Qui c’est que tu veux dire, Bébé ?

— Rien. Je me comprends.

Ce disant il donnait calmement un dernier tour de clé à la manivelle et posait sur l’établi le moulin à café.

— C’est combien, Bébé ?