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Page:Ringuet - Le Poids du jour, 1949.djvu/89

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HÉLÈNE ET MICHEL

— Oh !… quarante cents. C’est pas trop ?

Le marchand lui tendit une grosse pièce de cinquante sous.

— Tiens, ça vaut bien ça.

— Ça vaut quarante cents, monsieur Grosbois, quarante cents.

Et de sa poche il tira un dix sous qu’il mit sous les yeux du client.

Une ombre était apparue dans la tache du jour cru que faisait la porte béante.

— Tiens, bonjour Michel ! dit monsieur Bigras, qui attendait patiemment.

— Bonjour, tout le monde ! Bébé, peux-tu réparer le fer électrique de ma mère ?

D’un revers de main, Bébé remonta une longue mèche, blonde comme de la filasse de maïs, qui lui coulait devant les lunettes.

— Ah ! j’en ai jamais réparé ; mais il devrait y avoir moyen. Laisse-le-moi.

— C’est qu’elle en a besoin. J’aimerais mieux attendre.

Le jeune homme alluma une cigarette. Monsieur Bigras ne disait mot et attendait aussi que l’artisan eût trouvé ce qui n’allait pas dans son petit moteur. En cinq minutes ce fut fait ; un simple contact qui avait pris du jeu.

Monsieur Bigras partit à son tour.

Le soleil, qui s’en allait rejoindre les soleils passés dans la fosse du couchant, s’était abaissé au point qu’il entrait désormais tout droit dans l’atelier et le fouillait jusqu’au fond. Sur le terre-plein séparant la boutique de la route, étendue sur l’herbe grise et rase une chatte langoureuse prêtait son ventre maternel à ses chatons dont deux, après avoir foui la fourrure épaisse, avaient enfin trouvé les tétins et se gorgeaient goulûment ; tandis qu’un troisième, repu, jouait à avoir peur, caracolait de côté, le dos en arc, sa petite queue droite comme la hampe d’une bannière dont l’étoffe eût été arrachée par un coup de vent.

On entendait, glanés par le soir dans la campagne, les sons lointains qui jamais le jour ne se rendaient jusqu’ici mais qui à cette heure glissaient facilement sur les rayons obliques. Une vache meuglait longuement d’une voix caverneuse. Du bouquet de saule, de l’autre côté du ponceau, sortait tout un pépiement d’oiseaux pressés de se raconter le jour avant que la nuit n’eût mis son couvercle sur les nids.

Michel se sentait heureux de vivre, tièdement. Il songeait que la vie était bonne et Georgette, aimable.

— Tu travailles fort à la banque, Michel ?

Assis sur la poutre polie qui formait le large seuil de la boutique, le jeune homme répondit sans se retourner à Bébé qui éparpillait sur l’établi les pièces du fer à repasser :