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MORCEAUX CHOISIS

taires, des malheureux ont plongé pour toujours dans ses profondeurs noires ; et, sur le bas port, des assassins lui ont jeté le corps ensanglanté de leurs victimes. Quelquefois, comme pris d’une nausée, il vomit sur les herbes de son rivage des débris hideux et putréfiés. Mais il est infecté pour toujours et, pareil à la conscience d’un scélérat, il emporte dans ses eaux, avec quelques trésors ignorés et perdus, des impuretés, des hontes, des désespoirs et des crimes !

Enfin le fleuve est au terme de sa course. Voici l’estuaire, et il est si vaste que là-bas, tout là-bas, à l’ancre, près de la rive vague et lointaine, les navires qui ont fait le tour du monde, ceux qui ont sillonné des mers d’indigo sous des cieux de flamme, et ceux dont la dure étrave a brisé des glaçons au milieu d’affreuses ténèbres, les sveltes trois-mâts, les puissants steamers, paraissent de fragiles coquilles gréées de toiles d’araignées. La dernière balise est dépassée maintenant, et, sur la côte grise, les tourelles blanches des phares, toutes petites, sont à peine visibles. L’énorme masse liquide, que le mouvement des marées repousse et attire tour à tour, tantôt se hérisse de petites vagues irritées par la lutte et tantôt se précipite en avant avec le glissement d’un rapide. Au large, d’où le vent apporte une confuse clameur, les lames de fond, secouant leur chevelure d’écume, secourent en barrant l’horizon brumeux ; et de grandes mouettes au vol d’ange planent sur le fleuve avec d’aigres cris et semblent les sinistres messagers de l’abîme qui va l’engloutir. ....................

Je sais une âme comparable à ce fleuve. De même qu’il va se perdre dans la mer, elle disparaîtra dans la mort. Ainsi que lui, en approchant du gouffre, elle se sent grosse de tout son passé, et elle est profonde et amère, — profonde comme la mémoire, amère comme l’expérience. Elle se rappelle sa vie, qui fut, en somme, paisible et plutôt bienfaisante. Pourtant, que de souillures n’a-t-elle pas reçues dans son chemin, cette pauvre âme, et emportées à jamais avec elle ! Pour l’eau qui court et pour l’homme qui passe, il n’y a qu’un moment de pureté absolue, la source de l’enfance. Comme le fleuve