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MORCEAUX CHOISIS

De peur que derrière eux leur trace découverte
N’indique le passage au bourreau qui les suit,
Et qu’ainsi leur salut ne devienne leur perte,
Ils souffrent sans gémir, et se hâtent sans bruit.

Hélas ! plus d’un s’affaisse et roule à la dérive ;
Mais tous, même les morts, ont fui jusqu’au dernier.
Le chef, demeuré seul, songe à quitter la rive :
C’est trop tard. Une main le retient prisonnier :

« Vieux ! sais-tu si le fleuve est guéable où nous sommes ?
Misérable, réponds ; vivre ou mourir, choisis.
— Il a bien douze pieds. — Voyons, » dirent les hommes,
En le poussant à l’eau sous l’œil noir des fusils.

L’eau ne lui va qu’aux reins, tant la terre est voisine :
Mais il se baisse un peu sous l’onde à chaque pas ;
Il plonge, lentement jusques à la poitrine,
Car les pâles blessés vont lentement là-bas…

La bouche close, il sent monter à son oreille
Un lugubre murmure, un murmure de flux ;
Le front blanc d’une écume à ses cheveux pareille,
Il est sur ses genoux. Rien ne surnage plus.

Du reste de son souffle il vit une seconde,
Et les fusils couchés se sont relevés droits :
Alors, ô foi sublime ! un bras qui sort de l’onde
Ébauche dans l’air vide un grand signe de croix.

J’admirais le soldat qui dans la mort s’élance,
Fier, debout, plein du bruit des clairons éclatants !
De quelle race es-tu ? toi qui, seul, en silence,
Te baisses pour mourir et sais mourir longtemps !

Sully Prudhomme.