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MANUEL DE LA PAROLE

PIERROT STATUE


Un jour, en digérant, les coudes sur la table,
Pierrot, l’ami Pierrot, après un coup de vin,
D’un vin de Jurançon qu’il trouva détestable
(Il en aurait moins bu qu’il l’eût trouvé divin),
Donc un beau jour, Pierrot, cet esprit famélique,
Ayant de ses deux mains frotté ses deux gros yeux,
Après un bâillement presque mélancolique,
Se tint à lui tout seul ce langage ennuyeux :

« Qui suis-je, moi ? Pierrot, — un enfant d’Italie,
Mais un enfant gâté, très connu, très aimé ;
Mon nom, comme un grelot qui sonne la folie,
Réveille le plaisir par le rire embaumé.
Que je montre ou mon nez, ou mon dos, ou ma face ;
Que je lève le pied, que je croise les bras ;
Que je sois immobile, agité ; que je fasse
De modestes saluts ou de grands embarras ;

« Que j’aille à droite, à gauche, en Allemagne, en Chine ;
Que je veille la nuit, que je dorme le jour ;
Que je donne aux passants de grands coups sur l’échine,
Que, de même, parfois j’en reçoive à mon tour ;
Que, sans aucun respect, sous la table je roule,
Toujours on est heureux, et ma franche gaîté,
Comme un phare éclatant illumine la foule,
Cet imposant berceau de ma célébrité.

« Or, je suis un héros, — le héros du sourire ;
Un héros sans valeur, rien n’est mieux constaté.
La valeur, qu’est-ce ? un mot, et bien souvent c’est pire :
Un mensonge, — un habit plus ou moins mal porté.
D’ailleurs, c’est à mon sens avoir un grand courage,
Que d’oser franchement dire qu’on n’en a pas.
Que de gens aujourd’hui qu’en public on outrage,
Sont plus lâches que moi sans reculer d’un pas !