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tant de nuances dans le langage que dans la Société ; la délicatesse des procédés amene celle des propos ; les métaphores sont plus justes, les comparaisons plus nobles, les plaisanteries plus fines ; la parole étant le vêtement de la pensée, on veut des formes plus élégantes. C’est ce qui arriva aux premieres années du regne de Louis XIV. Le poids de l’Autorité Royale fit rentrer chacun à sa place : on connut mieux ses droits & ses plaisirs : l’oreille plus exercée exigea une prononciation plus douce : une foule d’objets nouveaux demanderent des expressions nouvelles : la Langue Française fournit à tout, et l’ordre s’établit dans l’abondance.

Il faut donc qu’une Langue s’agite jusqu’à ce qu’elle se repose dans son propre génie, & ce principe explique un fait assez extraordinaire, c’est qu’aux treizieme & quatorzieme siecle, la Langue Française étoit plus près d’une certaine perfection[1], qu’elle ne le fut au seizieme. Ses élémens s’étaient déjà incorporés ; ses mots étaient assez fixes, & la construction de ses phrases, directe & réguliere : il ne manquait donc à cette Langue que d’être parlée dans un siècle plus heureux, & ce temps approchait. Mais la renais-

  1. Voici des vers de Thibaut, Comte de Champagne.

    Ni Empereur ni Roi n’ont nul pouvoir
    Au prix d’amour ; de ce m’ose vanter :
    Ils peuvent bien donner de leur avoir,
    Terres & fiefs & fourbes pardonner :
    Mais Amour peut homme de mort garder,
    Et donner joye qui dure,
    &c. &c. &c.

    Et ceux-ci, qui sont de l’an 1226.

    Chacun pleure sa terre & son pays,
    Quand il se part de ses joyeux amis ;
    Mais il n’est nul congé, quoiqu’on en die,
    Si douloureux que d’ami & d’amie.

    On croit d’entendre Voiture ou Chapelle. Comparez maintenant ces vers de Ronsard, qui peint la fabrique d’un Vaisseau :

    Fait d’un Art Maistrier,
    Au ventre creux & d’artifice prompt,
    D’un bec de fer leur aiguise le front.
    &c. &c. &c.

    Ou ceux-ci, dans lesquels le Grec échappe tout pur :

    Ah ! que je suis marri que la Muse Françoise
    Ne peut dire ces mots ainfi que la Grégeoise :
    Ocymore, dispotme, oligochronien :
    Certes je le dirois du sang Valésien.

    Et ceux d’un de ses Contemporains sur l’allouette :

    Guindée par zéphire,
    Sublime en l’air vire & revire,
    Et y déclique un joli cri,
    Qui rit, guerit & tire l’ire
    Des esprits mieux que je n’écris.

    Ces Poëtes, séduits par le plaisir que donne la difficulté vaincue, voulurent l’augmenter encore, afin d’accroître leur plaisir ; & de-là vinrent les vers monorimes & monosyllabiques ; les échos, les rondeaux & les sonnets, que Boileau a eu le malheur de tant louer. Tout leur Art Poétique roula sur cette multitude de petits Poëmes, qui n’avoient de recommandable que les bisarres difficultés dont ils étoient hérissés, & qui sont presque tous inintelligibles.