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mers que deux siecles après : il n’étoit pas alors, comme il l’a été depuis, l’Idole de sa Nation & le scandale de notre Littérature[1]. Son génie agreste & populaire déplaisoit au Prince & aux Courtisans. Milton qui le suivit, mourut inconnu : sa personne étoit odieuse ; le titre de son Poëme rebuta : on n’entendit pas des vers durs, hérissés de termes techniques, sans rime & sans harmonie, & l’Angleterre apprit un peu tard qu’elle possédoit un Poëme épique. Il y avoir pourtant de beaux esprits & des Poëtes à la Cour de Charles : Congreve, Rochester, Hamilton, Waller y brilloient, & Shaftersbury hâtoit les progrès de la penfée, en épurant la prose Anglaise. Cette foible aurore se perdit tout-à-coup dans l’éclat du siecle de Louis XIV : les beaux jours de la France étoient arrivés.

Il y eut un admirable concours de circonstances. Les grandes découvertes qui s’étoient faites depuis cent cinquante ans dans le monde, avoient donné à l’Esprit humain une impulsion que rien ne pouvoit plus arrêter, & cette impulsion tendoit vers la France. Paris fixa les idées flottantes de l’Europe, & devint le foyer des étincelles répandues chez tous les Peuples. L’imagination de Descartes régna dans la phi-

  1. Comme le Théâtre donne un grand éclat à une Nation, les Anglais se font ravisés sur leur Shakespéare, & ont voulu, non-seulement l’opposer, mais le mettre encore fort au-dessus de notre Corneille : honteux d’avoir jusqu’ici ignoré leur propre richesse. Cette opinion est d’abord tombée en France, comme une hérésie en plein Concile : mais il s’y est trouvé des esprits chagrins & anglomans, qui ont pris la chose avec enthousiasme. Ils regardent en pitié ceux que Shakespéare ne rend pas complettement heureux, & demandent toujours qu’on les enferme avec ce grand-homme. Partie mal saine de notre Littérature, qui lasse de reposer sa vue sur les belles proportions, ne cherche plus que des monstres. Essayons de rendre à Shakespéare sa véritable place.

    On convient d’abord que ses Tragédies ne sont que des Romans dialogués, écrits d’un style obscur & mêlé de tous les tons ; qu’ils ne seront jamais des monumens de la Langue Anglaise, que pour les Anglais même : car les Etrangers voudront toujours que les monumens d’une Langue en soient aussi les modèles, & ils les choisiront dans les meilleurs siécles. Les Poëmes de Plaute & d’Ennius étoient des monuments pour les Romains & pour Virgile lui-même ; aujourd’hui nous ne reconnoissons que l’Enéïde. Shakespéare pouvant à peine se soutenir à la lecture, n’a pu supporter la traduction, & l’Europe n’en a jamais joui : c’est un fruit qu’il faut goûter sur le sol où il croît. Un Etranger qui n’apprend l’Anglais que dans Pope & Adisson, n’entend pas Shakespéare, à l’exception de quelques Scènes admirables que tout le monde sait par cœur. Il ne faut pas plus imiter Shakespéare que le traduire : celui qui auroit son génie, demanderoit aujourd’hui le style & le grand sens d’Adisson. Car si le langage de Shakespéare est presque toujours vicieux, le fond de ses Pièces l’est bien davantage : c’est un délire perpétuel ; mais c’est souvent le délire du génie. Veut-on avoir une idée juste de Shakespéare ? Qu’on prenne les Horaces de Corneille, qu’on mêle parmi les grands Acteurs de cette Tragédie quelques Cordonniers disant des quolibets, quelques Poissardes chantant des couplets, quelques Paysans parlant le patois de leur Province, & faisant des contes de sorciers ; qu’on ôte l’unité de lieu, de tems & d’action ; mais qu’on laise subsister les Scènes sublimes, & on aura la plus belle Tragédie de Shakespéare. Il est grand comme la Nature & inégal comme elle, disent ses enthousiastes. Ce vieux sophisme mérite à peine une réponse.

    L’Art n’est jamais grand comme la Nature, & puisqu’il ne peut tout embrasser comme elle, il est contraint de faire un choix. Tous les hommes aussi sont dans la Nature, & pourtant on choisit parmi eux, & dans leur vie on fait encore choix des actions. Quoi ! parce que Caton prêt à se donner la mort, châtie l’Esclave qui lui refuse un poignard, vous me représentez ce grand personnage donnant des coups de poing ? Vous me montrez Marc-Antoine ivre & goguenardant avec des gens de la lie du peuple ? Est-ce par-là qu’ils ont mérité les regards de la postérité ? Vous voulez donc que l’action théâtrale ne soit qu’une doublure insipide de la vie ? Ne sait-on pas que les hommes en s’enfonçant dans l’obscurité des tems, perdent une foule de détails qui les déparent & acquierent par les Loix de la perspective une grandeur & une beauté d’illusion qu’ils n’auroient pas, s’ils étoient trop près de nous ? La vérité est que Shakespéare s’étant quelquefois transporté dans cette région du beau idéal, n’a jamais pu s’y maintenir. Mais, dira-t-on, d’où vient l’enthousiasme de l’Angleterre pour lui ? De ses beautés & de ses défauts. Le génie de Shakespéare est comme la majesté du peuple Anglais : on l’aime inégal & sans frein : il en paraît plus libre. Son style bas & populaire en participe mieux de la souveraineté nationale. Ses beautés désordonnées causent des émotions plus vives, & le peuple s’intéresse à une Tragédie de Shakespéare, comme à un événement qui se passeroit dans les rues. Les plaisirs purs que donnent la décence, la raison, l’ordre & la perfection, ne sont faits que pour les âmes délicates & exercées. On peut dire que Shakespéare ; s’il étoit moins monstrueux, ne charmeroit pas tant le peuple, & n’étonnerait pas tant les connoisseurs, s’il n’étoit pas quelquefois si grand. Cet homme extraordinaire a deux sorts d’ennemis, ses détracteurs & ses enthousiastes ; les uns ont la vue trop courte pour le reconnoître quand il est sublime ; les autres l’ont trop fascinée pour le voir jamais autre. Nec rude quid profit video ingenium. Hor.