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qui la parle, elle le conserve par son propre génie.

Ce qui distingue notre Langue des anciennes & des modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct & nécessairement clair. Le Français nomme d’abord le sujet de la phrase, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la Logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier[1] : c’est pourquoi tous les Peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeoient ; & l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison.

Le Français, par un privilége unique, est seul resté fidele à l’ordre direct, comme s’il étoit toute raison ; e& on a beau, par les mouvemens les plus variés & toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; & c’est en vain que les passions

nous
  1. Tout le monde a sous les yeux des exemples fréquens de cette différence, Monsieur, prenez garde à un serpent qui s’approche, vous crie un Français ; & le serpent est à vous avant qu’il soit nommé. Un Latin vous eût crié, serpentem fuge ; & vous auriez fui au premier mot, sans attendre la fin de la phrase. En suivant Racine & Lafontaine de près, on s’apperçoit que sans jamais blesser le génie de la Langue, ils ont toujours nommé le premier l’objet qui frappe le premier, comme les Peintres placent fur la premiere terrasse le principal personnage du Tableau.