Page:Rivarol - De l'universalité de la langue française.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

& nous l’établissions autour de lui. Ce grand-homme sentoit que la multitude des Langues étoit fatale au génie[1] & prenoit trop sur la brièveté de la vie. Il est bon de ne pas donner trop de vêtemens à sa pensée : il faut, pour ainsi dire, voyager dans les Langues ; & après avoir savouré le goût des plus célébres, se renfermer dans la sienne.

Si nous avions les littératures de tous les peuples passés, comme nous avons celle des Grecs & des Romains, ne faudroit-il pas que tant de Langues se réfugiassent dans une seule par la traduction ? Ce sera vraisemblablement le sort des Langues modernes, & la nôtre leur offre un port dans le naufrage. L’Europe présente une République fédérative, composée d’Empires et de Royaumes, & la plus redoutable qui ait jamais existé ; on ne peut en prévoir la fin, & cependant la Langue Française doit encore lui survivre. Les États se renverseront, & notre Langue sera toujours retenue dans la tempête par deux ancres, sa littérature & sa clarté : jusqu’au moment où, par une de ces grandes révolutions qui remettent les choses à leur premier point, la nature vienne renouveller ses traités avec un autre genre-humain.

  1. Il faut apprendre une Langue étrangere, pour connoître sa Littérature, & non pour la parler ou l’écrire. Celui qui sait bien sa propre Langue, est en état d’écrire ou du moins de distinguer dix à douze styles différens ; ce qu’il ne peut se promettre dans une autre Langue. Il faut au contraire se résoudre, quand on parle une Langue étrangere, à être sans finesse, sans grace, & souvent sans justesse.

    On peut diviser la Nation Française en deux Classes, par rapport à leur Langue ; la premiere est de ceux qui connoissent les sources d’où elle a tiré ses richesses : l’autre est de ceux qui ne savent que le Français. Les uns & les autres ne voyent pas la Langue du même œil, & n’ont pas en fait de stylc les mêmes données.