Page:Rivarol - De l'universalité de la langue française.djvu/97

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L’Art n’est jamais grand comme la Nature, & puisqu’il ne peut tout embrasser comme elle, il est contraint de faire un choix. Tous les hommes aussi sont dans la Nature, & pourtant on choisit parmi eux, & dans leur vie on fait encore choix des actions. Quoi ! parce que Caton prêt à se donner la mort, châtie l’Esclave qui lui refuse un poignard, vous me représentez ce grand personnage donnant des coups de poing ? Vous me montrez Marc-Antoine ivre & goguenardant avec des gens de la lie du peuple ? Est-ce par-là qu’ils ont mérité les regards de la postérité ? Vous voulez donc que l’action théâtrale ne soit qu’une doublure insipide de la vie ? Ne sait-on pas que les hommes en s’enfonçant dans l’obscurité des tems, perdent une foule de détails qui les déparent & acquierent par les Loix de la perspective une grandeur & une beauté d’illusion qu’ils n’auroient pas, s’ils étoient trop près de nous ? La vérité est que Shakespéare s’étant quelquefois transporté dans cette région du beau idéal, n’a jamais pu s’y maintenir. Mais, dira-t-on, d’où vient l’enthousiasme de l’Angleterre pour lui ? De ses beautés & de ses défauts. Le génie de Shakespéare est comme la majesté du peuple Anglais : on l’aime inégal & sans frein : il en paraît plus libre. Son style bas & populaire en participe mieux de la souveraineté nationale. Ses beautés désordonnées causent des émotions plus vives, & le peuple s’intéresse à une Tragédie de Shakespéare, comme à un événement qui se passeroit dans les rues. Les plaisirs purs que donnent la décence, la raison, l’ordre & la perfection, ne sont faits que pour les âmes dé-