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DE L’UNIVERSALITÉ
de
LA LANGUE FRANÇAISE,
Par A.-C. de RIVAROL.


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Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ?
Pourquoi mérite-t-elle celle prérogative ?
Est-il à présumer qu’elle la conserve ?[1]


Une telle question proposée sur la langue latine aurait flatté l’orgueil des Romains, et leur histoire l’eût consacrée comme une de ses belles époques : jamais, en effet, pareil hommage ne fut rendu à un peuple plus poli par une nation plus éclairée.

Le temps semble venu de dire le monde français, comme autrefois le monde romain ; et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir, d’un bout de la terre à l’autre, se former en république sous la domination d’une même langue. Spectacle digne d’elle, que cet uniforme et paisible empire des lettres qui s’étend sur la variété des peuples, et qui, plus durable et plus fort que l’empire des armes, s’accroît également des fruits de la paix et des ravages de la guerre !

Mais cette honorable universalité de la langue française, si bien reconnue et si hautement avouée dans notre Europe, offre pourtant un grand problème : elle tient à des causes si délicates et si puissantes à la fois, que, pour les démêler, il s’agit de montrer jusqu’à quel point la position de la France, sa constitution politique, l’influence de son climat, le génie de ses écrivains, le caractère de ses habitans, et l’opinion qu’elle a su donner d’elle au reste du monde ; jusqu’à quel point, dis-je, tant de causes diverses ont pu se combiner et s’unir, pour faire à cette langue une fortune si prodigieuse.

Quand les Romains conquirent les Gaules, leur séjour et leurs lois y donnèrent d’abord la prééminence à la langue latine ; et quand les Francs leur succédèrent, la religion chrétienne, qui jetait ses fondemens dans ceux de la monarchie, confirma cette prééminence. On parla latin[2] à la cour, dans les cloîtres, dans les tribunaux et dans les écoles ; mais les jargons que parlait le peuple corrompirent peu à peu cette latinité, et en furent

  1. Sujet proposé par l’académie de Berlin.
  2. Lorsqu’un prédicateur, pour être entendu des peuples, avait prêché en langue vulgaire, il se hâtait de transcrire son sermon en latin. Ce sont ces espèces de traductions, faites par les auteurs eux-mêmes, qui nous sont restées. Un tel usage prolongeait bien l’enfance des langues modernes.
    Il faut observer ici que non-seulement les Gaulois quittèrent l’ancien celte pour la langue romaine, mais qu’ils voulaient aussi s’appeler Romains, et se plaisaient à nommer leur pays Gaule romaine ou Romanie. Les Francs, leurs vainqueurs, eurent le même faible, tant le nom romain imposait à ces barbares ! Nos premiers rois se qualifiaient de patrices romains, comme chacun sait. La langue nationale, qu’on appela romain ou roman rustique, se combina donc du patois
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