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DE L'UNIVERSALITÉ


corrompus à leur tour. De ce mélange naquit cette multitude de patois qui vivent encore dans nos provinces. L'un d'eux devait un jour être la langue française.

Il serait difficile d'assigner le moment où ces differens dialectes se dégagèrent du celte, du latin et de l'allemand : on voit seulement qu'ils ont dû se disputer la souveraineté dans un royaume que le système féodal avait divisé en tant de petits royaumes. Pour hâter notre marche, il suffira de dire que la France, naturellement partagée par la Loire, eut deux patois, auxquels on peut rapporter tous les autres, le Picard et le Provençal. Des princes s'exercèrent dans l'un et l'autre, et c'est aussi dans l'un et l'autre que furent d'abord écrits les romans de chevalerie et les petits poèmes du temps. Du côté du Midi florissaient les Troubadours, et du côté du Nord les Trouveurs. Ces deux mots , qui au fond n'en sont qu'un, expriment assez bien la physionomie des deux langues[1].

Si le provençal, qui n'a que des sons pleins, eût prévalu, il aurait donné au français l'éclat de l'espagnol et de l'italien ; mais le Midi de la France, toujours sans capitale et sans roi, ne put soutenir la concurrence du Nord, et l'influence du patois picard s'accrut avec celle de la couronne. C'est donc le génie clair et méthodique de ce jargon et sa prononciation un peu sourde, qui dominent aujourd'hui dans la langue française.

Mais quoique cette nouvelle langue eût été adoptée par la cour et par la nation, et que dès l'an 1260, un auteur italien[2] lui eût trouvé assez de charmes pour la préférer à la sienne, cependant l'église, l'université et les parlemens la repoussèrent encore, et ce ne fut que dans le seizième siècle qu'on lui accorda solennellement les honneurs dus une langue légitimée[3].

À cette époque, la renaissance des lettres, la découverte de l'Amérique et du passage aux Indes, l'invention de la poudre et de l'imprimerie, ont donné une autre face aux empires. Ceux qui brillaient se sont tout à coup obscurcis, et d'autres, sortant de leur obscurité, sont venus figurer à leur tour sur la scène du monde. Si, du Nord au Midi, un nouveau schisme a déchiré l'église, un commerce immense a jeté de nouveaux liens parmi

    celte des anciens Gaulois, du tudesque des Francs et du latin : elle fit ensuite quelques alliances avec le grec, l'arabe et le lombard. Sous François Ier, la langue était encore appelée romance ou romane. Long-temps auparavant, Guillaume de Nangis prétend que c'est pour la commodité des bonnes gens qu'il a translaté son histoire de latin en roman. Ce nom est resté à tous les ouvrages faits sur le modèle des vieilles histoires d'amour et de chevalerie. On récrivait romans, de romanus, comme nous écrivons temps de tempus.

  1. On y voit le perpétuel changement de l’eu en ou. Fleurs et flours ; pleurs et plours ; senteur et sentou ; douleur, doulou ; la femmeu, la femmou, etc. Ainsi l’e muet, comme on voit, se change en ou à la fin des mots, et fuit à l’oreille comme l’eu des Français, mais il est plus plein. L’accord et la différence de l’eu et de l’ou se font principalement sentir dans œuvre et ouvrage ; manœuvrier et manouvrier ; cœur et courage ; et l’a paraît être la lettre de capitulation, le point mixte et commun entre l’ou et l’eu. Quelquefois le passage de l’eu à l’ou se rencontre dans les mots d’une même famille, sans recourir aux patois, ni à l’œ ; douleur fait douloureux ; labeur s’affilie à labour, labourer, laboureur, etc. On sait que, dans ces patois, les ch deviennent des k : château est castel, chétif, cattivo ; chapeau, capel ; Charle, Carle, etc. Ces jargons sont jolis et riches ; mais n’étant point ennoblis par de grands écrivains, ils ont le malheur de dégrader ce qu’ils touchent.
  2. C’est Brunetto Latini, précepteur du Dante. Il composa un ouvrage intitulé Tesoretto, ou petit Trésor, en langue française, an commencement du treizième siècle. Pour s’excuser de la préférence qu’il donne à cette langue sur la sienne, voici comment il s’exprime : « Et s’aucuns demande porquoy chis livres est escris en romans, selon le patois de France, puisques nous sommes Italiens, je diroé que c’est pour deux raisons, l’une porce que nous sommes en France, l’autre si est porce que françois est plus délitaubles langages et plus communs que moult d’autres. » Brunet Latin était exilé en France : les poésies de Thibaut, roi de Navarre et comte de Champagne, les romans de chevalerie et la cour de la reine Blanche, donnaient du lustre au français ; tandis que l’Italie, morcelée en petits états, et déchirée par d’horribles factions, avait quinze ou vingt patois barbares, et pas un livre agréable. Le Dante et Pétrarque n’avaient point encore écrit.
  3. Louis XII et François Ier. ordonnèrent qu’on ne traiterait plus les affaires qu’en français. Les facultés ont persisté dans leur latinité barbare, Hodièque manent vestigia ruris.