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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


tres se prononcent, et roulant toujours sur des sons pleins, se traîne avec trop de lenteur ; son éclat est monotone ; l’oreille se lasse de sa douceur, et la langue de sa mollesse : ce qui peut venir de ce que chaque mot étant harmonieux en particulier, l’harmonie du tout ne vaut rien. La pensée la plus rigoureuse se détrempe dans la prose italienne : elle est souvent ridicule et presque insupportable dans une bouche virile, parce qu’elle ôte à l’homme cette teinte d’austérité qui doit en être inséparable. Comme la langue allemande, elle a des formes cérémonieuses[1], ennemies de la conversation, et qui ne donnent pas assez bonne opinion de l’espèce humaine. On y est toujours dans la fâcheuse altemative d’ennuyer on d’insulter un homme. Enfin il parait difficile d’être naïf ou vrai dans cette langue,et la plus simple assertion y est toujours renforcée du serment. Tels sont les inconvénients de la prose italienne, d’ailleurs si riche et si flexible. Or, c’est la prose qui donne l’empire à une langue, parce qu’elle est toute usuelle : la poésie n’est qu’un objet de luxe.

Malgré tout cela, on sent bien que la patrie de Raphaà«l, de Michel-Ange et du Tasse ne sera jamais sans honneurs. C’est dans ce climat fortuné que la plus mélodieuse des langues s’est unie à la musique des anges, et cette alliance leur assure un empire étemel. C’est là que les chefs-d’œuvre antiques et modernes et la beauté du ciel attirent le voyageur, et que l’affinité des langues toscane et latine le fait passer avec transport de l’Enéide à la Jèrusalem. L’Italie, environnée de puissances qui l’humilient, a toujours droit de les charmer ; et sans doute que si les littératures anglaise et française n’avaient éclipsé la sienne, l’Europe aurait encore accordé plus d’hommages à une contrée deux fois mère des arts.

Dans ce rapide tableau des nations, on voit le caractère des peuples et le génie de leur langue marcher d’un pas égal, et l’un est toujours garant de l’antre. Admirable propriété de la parole de montrer ainsi l’homme tout entier !

Des philosophes ont demandé si la pensée, c’est-à -dire le raisonnement, peut exister sans la parole ou sans quelque autre signe : non sans doute. L’homme étant une machine très-harmonieuse, n’a pu être jeté dans le monde sans s’y établir une foule de rapports. La seule présence des objets lui a donné des sensations, qui sont nos idées les plus simples, et qui ont bientôt amené les raisonnemens. Il a d’abord senti le plaisir et la douleur, et il les a nommés ; ensuite il a connu et nommé l’erreur et la vérité[2]. Or, sensation et raisonnement, voilà de quoi tout l’homme se compose : l’enfant doit sentir avant de parler, mais il faut qu’il parle avant de penser et de raisonner. Chose étrange ! si l’homme n’eût pas créé des signes, ses idées simples et fugitives, germant et mourant

  1. L’Arioste se plaint des Espagnols à cet égard, et les accuse d’avoir donné ces formes serviles à la langue toscane, au temps de leurs conquêtes et de leur séjour en Italie.

    Dapoi che l’adulazione Spagnuola
    A posto la Signoria in Burdello.

    Observons que l’Italien a plus de formes sacramentelles qu’aucune autre langue.
  2. Il ne faut pas conclure de là que l’homme ait d’abord trouvé les termes abstraits ; il s’est contenté d’applaudir ou d’improuver par des signes simples, et de dire, par exemple, oui et non, au lieu des mots vérité et erreur. C’est quand les hommes ont eu assez d’esprit pour inventer les nombres complexes qui en contiennent d’autres ; lorsqu’étant fatigués de n’avoir que des unités dans leur numéraire et dans leurs mesures, ils ont imagine des pièces qui en représentaient plusieurs autres, comme des écus pour représenter soixante sous, des toises pour représenter six pieds ou soixante-douze pouces, etc. ; c’est alors, dis-je, qu’ils ont eu les termes abstraits et collectifs, imaginés d’après les mêmes besoins et le même artifice. Blancheur a rassemblé sous elle tous les corps blancs puisqu’elle convient à tous ; Collége a représenté tous ceux qui le composent ; la vie a été la suite de nos instans ; le cœur, la suite de nos désirs ; l’esprit, la suite de nos idées, etc., etc.
    C’est cette difficulté qui a tant exercé les métaphysiciens, et sur laquelle J.-J. Rousseau se récrie si mal à propos dans son discours de l’inégalité parmi les hommes, comme sur le plus grand mystère qu’offre le langage.