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DE L'UNIVERSALITÉ


ture marchait d’un pas égal. Rome se décora de chefs-d’œuvre sans nombre, et l’Arioste et le Tasse portèrent bientôt la plus douce des langues à sa plus haute perfection dans des poëmes, qui seront toujours les premiers monumens de l’Italie et le charme de tous les hommes. Qui pouvait donc arrêter la domination d’une telle langue ?

D’abord, une cause tirée de l’ordre même des événemens : cette maturité fut très précoce. L’Espagne, toute politique et guerrière, parut ignorer l’existence du Tasse de l’Arioste : l’Angleterre, théologique et barbare, n’avait pas un livre, et la France débattait dans les horreurs de la Ligue[1]. On dirait que l’Europe n’était pas prête, qu’elle n’avait pas encore senti le besoin d’une langue universelle.

Une foule d’autres causes se présente. Quand la Grèce était un monde, disait fort bien Montesquieu, ses plus petites villes étaient des nations ; mais ceci ne put jamais s’appliquer à l’Italie dans le même sens. La Grèce donna des lois aux barbares qui l’environnaient ; et l’Italie qui ne sut pas, à son exemple, se former en république fédérative, fut tour à tour envahie par les Allemands, par les Espagnols et par les Français. Son heureuse position et sa marine auraient pu la soutenir et l’enrichir ; mais dès qu’on a doublé le Cap de Bonne-Espérance, l’Océan reprit ses droits, et le commerce des Indes ayant passé tout entier aux Portugais, l’Italie ne se trouva plus que dans un coin l’univers. Privée de l’éclat des armes et des ressources du commerce, il lui restait sa langue et ses chefs-d’œuvre ; mais, par une fatalité singulière, le bon goût se perdit en Italie au moment où il se réveillait en France. Le siècle des Corneille, des Pascal et Molière fut celui d’un Cavalier Marin, d’un Achillini et d’une foule d’auteurs plus méprisables encore ; de sorte que si l’Italie avait conduit la France, il fallut ensuite que la France ramenât l’Italie.

Cependant l’éclat du nom français augmentait ; l’Angleterre se mettait sur les rangs et l’Italie se dégradait de plus en plus. On sentit généralement qu’un pays qui ne fournissait plus que des baladins à l’Europe, ne donnerait jamais assez de considération à la langue. On observa que l’Italie, n’ayant pu, comme la Grèce, ennoblir ses différents dialectes, elle s’en était trop occupée[2]. À cet égard, la France parait plus heureuse ; les patois y sont abandonnés aux provinces, et c’est sur eux que le petit peuple exerce ses caprices, tandis que la langue nationale est hors de ses atteintes[3].

Enfin le caractère même de la langue italienne fut ce qui l’écarta le plus de cette universalité qu’obtient chaque jour la langue française. On sait quelle distance sépare en Italie la poésie de la prose ; mais ce qui doit étonner, c’est que le vers y ait réellement plus de sévérité, on, pour mieux dire, moins de mignardise que la prose. Les lois de la mesure et de l’harmonie ont forcé le poëte à tronquer les mots, et par ces syncopes fréquentes, il s’est fait une langue à part, qui, outre la hardiesse des inversions, a la marche plus rapide et plus ferme. Mais la prose, composée de mots dont toutes les let-

  1. Le Tasse était en France à la suite du cardinal d’Est, préciseront au temps de la Saint Barthélemi. Il est bon d’observer que l’Arioste et lui étaient antérieurs de quelques années à Cervantes et à Lopès de Véga.
  2. Le Dante avoue que de son temps on parlait quatorze dialectes indistinctement en Italie sans compter ceux qui étaient moins connus. Aujourd’hui la bonne compagnie, à Venise, parle fort bien le vénitien, et ainsi des autres états. Leurs pièces de théâtre ont été infectées dans le mélange de tous les jargons. Métastase, qui s’est tant enrichi avec les tragiques français, vient enfin de porter sur les théâtres d’Italie une élégance et une pureté continue dont il ne sera plus permis de s’écarter.
  3. Je n’ai pas prétendu dire par là que ces patois changent avec le temps, puisqu’il est prouvé par des monumens incontestables, que certains patois n’ont pas varié depuis huit ou neuf siècles : je veux dire seulement qu’on trouve des patois différens de province à province, de ville à ville, et souvent de village à village ; mais chacun à part est très-fixe, de sorte que c’est plutôt leur variété que leurs variations que j’ai en vue, et que si le patois méridional n’a pas l’uniformité, il a la fixité ; au contraire de la langue française, qui n’est parvenue à l’unité qu’en variant de siècle en siècle. Elle s’est formée à Paris, ainsi que le goût, par une capitulation de toutes les provinces.