Page:Rivarol - Dictionnaire classique, 1827.djvu/32

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
xvij
DE LA LANGUE FRANÇAISE.


le suivit, mourut inconnu : sa personne était odieuse à la cour ; le titre de son poëme rebuta : on ne goûta point des vers durs, hérissés de termes techniques, sans rime et sans harmonie, et l’Angleterre apprit un peu tard qu’elle possédait un poëme épique. Il y avait pourtant de beaux esprits et des poëtes à la cour de Charles : Cowley, Rochester, Hamilton, Waller y brillaient, et Shaftesbury hâtait les progrès de la pensée, en épurant la prose anglaise. Cette faible aurore se perdit tout-a-coup dans l’éclat du siècle de Louis XIV : les beaux jours de la France étaient arrivés.

Il y eut un admirable concours de circonstances. Les grandes découvertes qui s’étaient faites depuis cent cinquante ans dans le monde, avaient donné à l’esprit humain une impulsion que rien ne pouvait plus arrêter, et cette impulsion tendait vers la France. Paris fixa les idées flottantes de l’Europe, et devint le foyer des étincelles répandues chez tous les peuples. L’imagination de Descartes régna dans la philosophie, la raison de Boileau dans les vers ; Bayle plaça le doute aux pieds de la vérité ; Bossuet tonna sur la tête des rois ; et nous comptâmes autant de genres d’éloquence que de grands-hommes. Notre théâtre sur-tout achevait l’éducation de l’Europe : c’est-là que le grand Condé pleurait aux vers du grand Corneille, et que Racine corrigeait Louis XIV, Rome toute entière parut sur la scène française, et les passions parlèrent leur langage. Nous eûmes et ce Molière plus comique que les Grecs, et le Télémaque plus antique que les ouvrages des anciens, et ce Lafontaine qui ne donnant pas à la langue des formes si pures, lui prêtait des beautés plus incommunicables. Nos livres, rapidement traduits en Europe et même en Asie, devinrent les livres de tous les pays, de tous les goûts et de tous les âges. La Grèce vaincue sur le théâtre, le fut encore dans des pièces fugitives qui volèrent de bouche en bouche, et donnèrent des ailes à la langue française. Les premiers journaux qu’on vit circuler en Europe, étaient français, et ne racontaient que nos victoires et nos chef-d’oeuvres. C’est de nos académies qu’on s’entretenait, et la langue s’étendait par leurs correspondances. On ne parlait enfin que de l’esprit et des grâces françaises : tout se faisait au nom de la France, et notre réputation s’accroissait de notre réputation.

Aux productions de l’esprit se joignaient encore celles de l’industrie : des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez l’étranger, parce qu’on voulait être partout raisonnable et frivole comme en France. Il arriva donc que nos voisins recevant sans cesse des meubles, des étoffes et des modes qui se renouvellaient sans cesse, manquèrent de termes pour les exprimer : ils furent comme accablés sous l’exubérance de l’industrie

    contraint de faire un choix. Tous les hommes aussi sont dans la nature, et pourtant on choisit parmi eux, et dans leur vie on fait encore choix des actions. Quoi ! parce que Caton prêt à se donner la mort, châtie l’esclave qui lui refuse un poignard, vous me représentez ce grand personnage donnant des coups de poing ? Vous me montrez Marc-Antoine ivre et goguenardant avec des gens de la lie du peuple ? Est-ce par là qu’ils ont mérité les regards de la postérité ? Vous voulez donc que l’action théatrale ne soit qu’une doublure insipide de la vie ? Ne sait-on pas que les hommes en s’enfonçant dans l’obscurité des tems, perdent une foule de détails qui les déparent, et qu’ils acquièrent par les loix de la perspective une grandeur et une beauté d’illusion qu’ils n’auraient pas, s’ils étaient trop près de nous ? La vérité est que Shakespear s’étant quelquefois transporté dans cette région du beau idéal, n’a jamais pu s’y maintenir. Mais, dira-t-on, d’où vient l’enthousiasme de l’Angleterre pour lui ? De ses beautés et de ses défauts. Le génie de Shakespear est comme la majesté du peuple anglais : on l’aime inégal et sans frein il en parait plus libre. Son style bas et populaire en participe mieux de la souveraineté nationale. Ses beautés désordonnées causent des émotions plus vives, et le peuple s’intéresse à une tragédie de Shakespear, comme à un événement qui se passerait dans les rues. Les plaisirs purs que donnent la décence, la raison, l’ordre et la perfection, ne sont faits que pour les ames délicates et exercées. On peut dire que Shakespear, s’il était moins monstrueux, ne charmerait pas tant le peuple ; et qu’il n’étonnerait pas tant les connaisseurs, s’il n’était pas quelquefois si grand. Cet homme extraordinaire a deux sortes d’ennemis, ses détracteurs et ses enthousiastes ; les uns ont la vue trop courte pour le reconnaître quand il est sublime ; les. autres l’ont trop fascinée pour le voir jamais autre.

    Nec rude quid prosit video ingenium.
    Horat.

b