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xvij DE L'UNIVERSALITÉ


française ; en sorte qu’il prit comme une impatience générale à l’Europe, et que pour n’être plus séparé de nous, on étudia notre langue de tous côtés.

Depuis cette explosion, la France a continué de donner un théâtre, des habits, du goût, des manières, une langue, un nouvel art de vivre et des jouissances inconnues aux états qui l’entourent : sorte d’empire qu’aucun peuple n’a jamais exercé. Et comparez lui, je vous prie, celui des Romains qui semèrent par-tout leur langue et l’esclavage, s’engraissèrent de sang, et détruisirent jusqu’à ce qu’ils fussent détruits !

On a beaucoup parlé de Louis XIV ; je n’en dirai qu’un mot. Il n’avait ni le génie d’Alexandre, ni la puissance et l’esprit d’Auguste ; mais pour avoir su régner, pour avoir connu l’art d’accorder ce coup-d’œil, ces faibles récompenses dont le talent veut bien se payer, Louis XIV marche dans l’histoire de l’esprit humain, à côté d’Auguste et d’Alexandre. Il fut le véritable Apollon du Parnasse français ; les poëmes, les tableaux, les marbres ne respirèrent que pour lui. Ce qu’un autre eût fait par politique, il le fit par goût. Il avait de la grace ; il aimait la gloire et les plaisirs ; et je ne sais quelle tournure romanesque qu’il eut dans sa jeunesse, remplit les Français d’un enthousiasme qui gagna toute l’Europe. Il fallut voir ses bâtimens et ses fêtes ; et souvent la curiosité des étrangers soudoya la vanité française. En fondant à Rome une colonie de peintres et de sculpteurs, il faisait signer à la France une alliance perpétuelle avec les arts. Quelquefois son humeur magnifique allait avertir les princes étrangers du mérite d’un savant ou d’un artiste caché dans leurs états, et il en faisait l’honorable conquête. Aussi le nom français et le sien pénétrèrent jusqu’aux extrémités orientales de l’Asie. Notre langue domina comme lui dans tous les traités ; et quand il cessa de dicter des loix, elle garda si bien l’empire qu’elle avait acquis, que ce fut dans cette même langue, organe de son ancien despotisme, que ce Prince fut humilié vers la fin de ses jours. Ses prospérités, ses fautes et ses malheurs servirent également à la langue ; elle s’enrichit à la révocation de l’édit de Nantes, de tout ce que perdait l’état. Les réfugiés emportèrent dans le Nord leur haine pour le Prince et leurs regrets pour la patrie, et ces regrets et cette haine s’exhaltèrent en français.

Il semble que c’est vers le milieu du règne de Louis XIV que le royaume se trouva à son plus haut point de grandeur relative. L’Allemagne avait des princes nuls, l’Espagne était divisée et languissante, l’Italie avait tout à craindre, l’Angleterre et l’Écosse n’étaient pas encore unies, la Prusse et la Russie n’existaient pas. Aussi l’heureuse France, profitant de ce silence de tous les peuples, triompha dans la paix, dans la guerre et dans les arts. Elle occupa le monde de ses entreprises et de sa gloire. Pendant près d’un siècle, elle donna à ses rivaux et les jalousies littéraires et les alarmes politiques et la fatigue de l’admiration. Enfin l’Europe lasse d’admirer et d’envier, voulut imiter : c’était un nouvel hommage. Des essaims d’ouvriers entrèrent en France et en rapportèrent notre langue et nos arts qu’ils propagèrent.

Vers la fin du siècle, quelques ombres se mêlèrent à tant d’éclat. Louis XIV vieillissant n’était plus heureux. L’Angleterre se dégagea des rayons de la France et brilla de sa propre lumière. De grands esprits s’élevèrent dans son sein. Sa langue s’était enrichie, comme son commerce, de la dépouille des nations. Pope, Adisson et Dryden en adoucirent les sifflemens, et l’anglais fut, sous leur plume ; l’italien du Nord. L’enthousiasme pour Shakespear et Milton se réveilla ; et cependant Locke posait les bornes de l’esprit humain, Newton trouvait la nature de la lumière et la loi de l’univers.

Aux yeux du sage, l’Angleterre s’honorait autant par la philosophie, que nous par les arts ; mais puisqu’il faut le dire, la place était prise : l’Europe ne pouvait donner deux fois le droit d’aînesse, et nous l’avions obtenu ; de sorte que tant de grands-hommes, en travaillant pour leur gloire, illustrèrent leur patrie et l’humanité, plus encore que leur langue.

Supposons cependant que l’Angleterre eût été moins lente à sortir de la barbarie, et qu’elle eût précédé la France ; il me semble que l’Europe n’en aurait pas mieux adopté sa langue. Sa position n’appelle pas les voyageurs, et la France leur sert toujours de passage ou de terme. L’Angleterre vient elle-même faire son commerce chez les différens peuples, et on ne va point commercer chez elle. Or, celui qui voyage, ne donne pas sa langue ;