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DE LA LANGUE FRANÇAISE.


ont leurs rimes, qui sont les symétries ? Un jour, cette rime des modernes aura de grands avantages pour la postérité : car il s’élèvera des Scholiastes qui compileront laborieusement toutes celles des langues mortes ; et comme il n’y a presque pas un mot qui n’ait passé par la rime, ils fixeront par-là une sorte de prononciation uniforme et plus ou moins semblable à la nôtre ; ainsi que par les loix de la mesure, nous avons fixé la valeur des syllabes chez les Grecs et les Latins.

Quoiqu’il en soit de la prose et des vers français, quand cette langue traduit, elle explique véritablement un auteur. Mais les langues italienne et anglaise, abusant de leurs inversions, se jettent dans tous les moules que le texte leur présente : elles se calquent sur lui, et rendent difficulté pour difficulté : je n’en veux pour preuve que Davanzati. Quand le sens de Tacite se perd, comme un fleuve qui disparait tout-à-coup sous la terre, le traducteur se plonge et se dérobe avec lui. On les voit ensuite reparaître ensemble : ils ne se quittent pas l’un l’autre ; mais le lecteur les perd souvent tous deux.

La prononciation de la langue française porte l’empreinte de son caractère : elle est plus variée que celle des langues du Midi, mais moins éclatante ; elle est plus douce que celle des langues du Nord, parce qu’elle n’articule pas toutes ses lettres. Le son de l’E muet, toujours semblable à la dernière vibration des corps sonores, lui donne une harmonie légère qui n’est qu’à elle.

Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus male. Dégagée de tous les protocoles que la bassesse inventa pour la vanité et la faiblesse pour le pouvoir, elle en est plus faite pour la conversation, lien des hommes et charme de tous les âges ; et puisqu’il faut le dire, elle est de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. Et voilà pourquoi les puissances l’ont appelée dans leurs traités : elle y règne depuis les conférences de Nimègue, et désormais les intérêts des peuples et les volontés des rois reposeront sur une base plus fixe : on ne sèmera plus la guerre dans des paroles de paix[1].

Aristippe ayant fait naufrage, aborda dans une île inconnue ; et voyant des figures de géométrie tracées sur le rivage, il s’écria, que les dieux ne l’avaient pas conduit chez des barbares. Quand on arrive chez un peuple, et qu’on y trouve la langue française, on peut se croire chez un peuple poli.

Leibnitz cherchait une langue universelle, et nous l’établissions autour de lui. Ce grand homme sentait que la multitude des langues était fatale au génie[2], et prenait trop sur la brièveté de la vie. Il est bon de ne pas donner trop de vêtemens à sa pensée ; il faut, pour ainsi dire, voyager dans les langues ; et après avoir savouré le goût des plus célèbres, se renfermer dans la sienne.

Si nous avions les littératures de tous les peuples passés, comme nous avons celle des Grecs et des Romains, ne faudrait-il pas que tant de langues se réfugiassent dans une seule par la traduction ? Ce sera vraisemblablement le sort des langues modernes, et la nôtre leur offre un port dans le naufrage. L’Europe présente une république fédérative, composée d’empires et de royaumes, et la plus redoutable qui ait jamais existé ; on ne

  1. Un des juges de Charles I se sauva par une équivoque : Si alii consentiunt, ego non dissentio. Il ponctua ainsi : Ego non ; dissentio.
  2. Il faut apprendre une langue étrangère, pour connaître sa littérature, et non pour la parler ou l’écrire. Celui qui sait bien sa propre langue, est en état d’écrire ou du moins de distinguer trois ou quatre styles différens ; ce qu’il ne peut se promettre dans une autre langue. Il faut au contraire se résoudre, quand on parle une langue étrangère, à être sans finesse, sans grace, sans goût et souvent sans justesse.
    On peut diviser les Français en deux classes, par rapport à leur langue ; la première classe est de ceux qui connaissent les sources d’où elle a tiré ses richesses : l’autre est de ceux qui ne savent que le français. Les uns et les autres ne voyant pas la langue du même œil, et n’ont pas en fait de style les mêmes données.